Dixit Laurent Laplante, édition du 4 juin 2001

Cette justice toujours imparfaite
par Laurent Laplante

La coïncidence est choquante. Au moment même où Amnistie internationale célèbre son quarantième anniversaire, le Canada, ce pays que Jean Chrétien persiste à désigner comme le plus beau pays du monde, durcit sa législation sur les jeunes contrevenants et substitue l'idéal de la répression à celui de la réhabilitation. Québec proteste, à juste titre d'ailleurs, mais ne voit rien d'anormal à détenir une demi-douzaine de jeunes six semaines en prison en vertu d'accusations aux limites de la paranoïa. Pendant ce temps, nos sociétés oublient la Tchétchénie, ignorent les brutalités macédoniennes ou israéliennes, se disculpent d'un passé de torture coloniale.

Quand Jean Chrétien a déclenché des élections prématurées, le projet de loi fédéral sur les jeunes contrevenants subissait les assauts soutenus de l'opposition parlementaire et, plus précisément, du Bloc québécois. La campagne électorale, tout en confirmant que Jean Chrétien plaçait sa longévité politique au-dessus de l'intérêt national, présentait un avantage, celui de rendre cette législation punitive parfaitement inutile. C'est, en effet, par crainte de l'Alliance canadienne que le Parti libéral prenait ce triste virage. On voulait convaincre une certaine opinion publique qu'un gouvernement libéral manierait le baton aussi allègrement que les alliancistes. L'Alliance défaite, les libéraux n'auraient plus besoin de jouer les Père Fouettard. Cet espoir a fait long feu. Les libéraux, sans pouvoir invoquer l'excuse de pressions alliancistes, imposent au pays une conception punitive et presque vengeresse de la justice offerte aux jeunes contrevenants. Rien de très glorieux.

Le Québec proteste, avec raison répétons-le. Il proteste même avec une parfaite unanimité, aussi bien à l'intérieur de l'Assemblée nationale que dans les milieux en contact quotidien avec les jeunes contrevenants. On ne comprend cette rare convergence que si l'on accorde l'attention qu'ils méritent à deux faits distincts. Le premier, c'est que les chiffres, pour insatisfaisants qu'ils soient, donnent raison au Québec. La récidive touche le Québec moins que les provinces qui recourent à d'autres méthodes. Le second fait, c'est que le Québec investit depuis plus d'un demi-siècle dans le traitement de ce qu'on appelait autrefois la délinquance juvénile. La philosophie québécoise ne s'est pas improvisée sur un coin de table et elle n'obéit pas à un sursaut subit de la gent politique. En cinquante ans, le Québec s'est doté d'un réseau d'établissements spécialisés, il a formé des professionnels du droit, de la psychologie, du travail social, il a sensibilisé la magistrature et au moins une partie de l'opinion publique. Conjugués, ces deux faits justifient la prétention québécoise : il y a moyen de faire face à la criminalité des mineurs sans rendre les jeunes criminels à jamais irrécupérables, sans les enfourner imprudemment dans un régime carcéral voué à autre chose qu'à la réhabilitation. Le gouvernement central aura beau dire que la nouvelle loi sur les jeunes contrevenants laisse au Québec toute la latitude souhaitable, chacun sait, à l'Assemblée nationale comme dans le réseau des compétences spécialisées, que cela est faux.

Deux motifs empêchent pourtant le Québec de pavoiser. D'une part, de nombreux médias québécois empêchent l'opinion publique de se faire une idée juste de la performance québécoise en matière de criminalité des mineurs. D'autre part, le gouvernement québécois lui-même rate d'excellentes occasions d'aligner son comportement sur ses plaidoyers.

Les années passent, la criminalité stagne ou régresse, les statistiques offrent de plus en plus généreusement la possibilité de confronter la réalité et les préjugés, mais rien n'y fait : bon nombre de médias s'adressent aux Québécois comme si la violence atteignait chaque jour de nouveaux sommets. Les jeunes sont les premières victimes de la criminalité de leur génération, mais l'assassinat d'un couple de vieillards fait quand même la manchette. Le jaunisme crée l'affolement et l'affolement sert la cause de la répression. Au nom, bien sûr, de la liberté de presse et du droit du public à l'information...

Les gestes et les propos du gouvernement, avant et après le Sommet des Amériques par exemple, renforcent eux aussi, étrangement, le même courant répressif. Quand on présume la violence au point de préparer d'avance une prison de plusieurs centaines de places pour y accueillir les casseurs, ce n'est pas la réhabilitation qui parle. Quand on lance contre Germinal des accusations gonflées, on entretient l'opinion québécoise dans le sentiment que, malgré les coups de glotte des gouvernants, le projet de loi fédéral a quand même sa raison d'être. Quand on réclame du gouvernement central de nouveaux moyens pour combattre les motards criminalisés sans cependant épuiser les moyens qui sont à la portée de l'autorité provinciale, on fait peut-être de la politique, mais on ne baigne pas dans la cohérence.

Autant dire que la légitime protestation québécoise face à la nouvelle loi sur les jeunes contrevenants convaincrait davantage si les médias qui la transmettent et l'endossent ne maintenaient pas l'opinion publique dans les préjugés et l'affolement et si le gouvernement québécois découvrait les vertus de la constance et de la cohérence.

Pendant ce temps, un peu partout dans le monde, bien d'autres consciences choisissent elles aussi de ne pas voir les réalités qui pourraient les troubler. Quand Colin Powell augmente d'une dizaine de millions les versements américains aux taliban de l'Afghanistan, il oublie de préciser si les femmes seront mieux traitées par ce régime censément honni. Quand l'armée macédonienne prend prétexte de la légitime défense du territoire national pour brutaliser et torturer quiconque lui semble faire partie de la menace albanophone, on est surpris de constater que Human Rights Watch, comme d'habitude, dénonce aujourd'hui vainement ce que le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie découvrira dans quelques années peut-être. Quand la France renvoie aux oubliettes les sinistres preuves de son comportement pendant la guerre d'Algérie, la justice, là aussi, demeure à bonne distance de son idéal.

La justice, comme la démocratie, est une utopie, c'est-à-dire un idéal toujours distant, mais toujours désirable. Ceux qui pensent pratiquer une justice pure et parfaite et en profitent pour donner des leçons se rangent un peu trop vite parmi les canonisés.

P.S. Je sais que les inculpés du groupe Germinal sont majeurs (ils ont tous entre 20 et 23 ans), mais j'apparente ici diverses astuces policières et gouvernementales qui visent à affoler l'opinion publique et qui servent de justification au durcissement de la législation.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010604.html

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