Dixit Laurent Laplante, édition du 16 juillet 2001

Pour que Pinochet soit jugé
par Laurent Laplante

Quand la 6e chambre de la Cour d'appel de Santiago a pris, ce 9 juillet, la décision de suspendre temporairement les poursuites judiciaires contre Augusto Pinochet, elle a délibérément choisi un adverbe trompeur. Il faudrait, en effet, un miracle pour que l'ancien dictateur soit enfin jugé comme doit l'être n'importe quel justiciable. Si la lumière peut encore être faite sur les gestes du dictateur, ce sera par l'intervention d'un tribunal d'une autre nature que celui de Santiago. Par un équivalent moderne du Tribunal Russell ou autrement.

Beaucoup estime que, malgré l'arrêt des procédures, Pinochet est déjà discrédité et puni. Il n'y aurait pas lieu, par conséquent, de verser trop de larmes sur le résidu d'impunité qui lui reste. Que ses avocats n'aient eu d'autre défense à présenter que celle de la démence serait, selon ceux-là, une si grande humiliation que nulle autre peine ne l'alourdirait. À les entendre, la traditionnelle impunité des dictateurs et des tyrans aurait quand même été ébranlée. On devrait, disent-ils, tourner la page.

Cela, pour diverses raisons, ne saurait convaincre. Les faits reprochés à Pinochet, bien que passablement connus ou du moins soupçonnés, n'ont pas connu la diffusion minutieuse que leur aurait donnée un procès. Les jeux de coulisse de la CIA américaine au moment du renversement du régime Allende restent commodément dans le vague. On ne saura même pas, si les choses restent en l'état, si l'actuelle admininistration américaine a fait pression sur Santiago pour ménager à Pinochet et à ses partenaires de l'époque une sortie discrète. Les complices chiliens de Pinochet, ceux de la Caravane de la mort en particulier mais d'autres aussi, ne seront pas publiquement mis en cause. Le doute, savamment entretenu du temps de Pinochet, persistera après son départ. Ni les proches des victimes ni l'opinion publique n'auront eu droit à la vérité. C'est cela qui répugne et à quoi il s'agit de remédier.

Émerge alors de la mémoire le souvenir d'une autre justice insatisfaisante et du travail effectué par un « tribunal moral » pour y mettre fin. Bertrand Russell, Jean-Paul Sartre et d'autres intellectuels de diverses cultures avaient en commun une égale méfiance à l'égard de la justice unilatérale qui s'était manifestée lors des procès de Nuremberg et un même désir de voir les crimes des vainqueurs révélés au même titre que ceux des vaincus. Il était trop tard pour examiner le comportement des Alliés lors du conflit de 1939-1945, mais l'actualité plaçait devant l'opinion publique la guerre conduite par les Américains contre le Nord-Vietnam. Les États-Unis allaient-ils, encore une fois, échapper à toute reddition de comptes? Allait-on jeter le manteau de Noé sur l'utilisation du napalm et des défoliants, sur les massacres de populations civiles? Bertrand Russell et son groupe se refusèrent à ce que perdurent ce silence et cette justice à sens unique. Naquit alors à Londres, en 1966, le War Crimes Tribunal qui passa à l'histoire sous l'appellation de Tribunal Russell. L'objectif était nettement précisé dès le départ par Russell lui-même : « May this tribunal prevent the crime of silence. »

Ce n'est pas la seule formule, mais c'en est une. Puisque la Belgique s'est dotée d'une loi qui lui permet de connaître des crimes commis ailleurs que sur son territoire, il se peut qu'un tribunal moral puisse recourir à ce texte pour se donner un cadre. Même encore limitée, l'expérience du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie peut elle aussi être mise à contribution. L'important n'est d'ailleurs pas telle ou telle modalité, mais l'entrée en scène d'un tribunal crédible, libre de ses mouvements, sensible à la dimension humaine plus qu'à la procédurite dont a souffert jusqu'à maintenant la saga Pinochet.

Mais, dira-t-on, comment un tel tribunal sera-t-il crédible? Puisque le Chili, bien que prisonnier des mécanismes mis en place par Pinochet lui-même, ne voudra jamais confier son ancien dictateur à une autre juridiction, devra-t-on se passer de la présence de l'accusé? Pinochet absent, comment lui assurer une défense plene et entière? De quel pouvoir punitif jouirait un tel tribunal? Autant de questions prévisibles, mais autant de questions qu'il importe de surmonter.

En son temps, le Tribunal Russell a insisté sur la nature exacte de sa légitimité. Elle ne pouvait venir d'un gouvernement, mais le prestige et la carrière des membres du tribunal y suppléaient. Leur engagement à l'égard des droits fondamentaux était assez connu pour que nul ne mette en doute leur droiture. Le tribunal devait comprendre des gens de toutes origines, y compris des États-Unis, pays soumis à l'examen. Toute personne mise en cause pouvait, de son plein gré, présenter une défense. Et le reste.

L'absence de Pinochet ne constitue pas non plus un obstacle insurmontable. L'humanité n'en serait quand même pas à ses premiers procès par contumace et tous n'ont pas été déshonorants. L'Église catholique elle-même, dans ses procès de canonisation, retourne fort loin en arrière, se passe allègrement du témoignage des personnes soumises à son examen et a longtemps recouru à un « avocat du diable » pour étaler les défauts et péchés de celui dont on veut établir la sainteté.

Quant au fait qu'un tribunal moral aligné sur le modèle du Tribunal Russell soit inapte à punir celui qu'il trouverait coupable, cela n'est pas davantage dramatique. À condition qu'on fasse la distinction entre un verdict et une sentence. Que pourrait bien être d'ailleurs une sentence prononcée contre un vieillard? Irait-on plus loin que la France punissant un Papon octogénaire et se demandant ensuite si elle ne devait pas adoucir l'emprisonnement du vieux collaborateur? À quoi bon la sanction? En revanche, le verdict importe : Pinochet est-il coupable, oui ou non? Que l'on sache, preuves à l'appui, ce qu'a fait exactement Pinochet. Que l'on identifie nommément ceux qui, Chiliens ou étrangers, ont contribué au coup d'État et à la liquidation des adversaires. Que les proches des victimes et l'opinion mondiale obtiennent confirmation que c'en est fait du secret, de l'impunité. Cela rétablirait les droits de la mémoire.

« May this Tribunal prevent the crime of silence. »

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010716.html

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