Dixit Laurent Laplante, édition du 2 août 2001

Préoccupé seulement?
par Laurent Laplante

Notre époque, qui confond information et stroboscopie, a peine à s'intéresser à plus d'une lueur à la fois ou à une image pendant plus qu'une nanoseconde. Ce ne serait pas tragique si nous savions que l'information spectacle conditionne les sensibilités plus qu'elle ne nourrit le raisonnement et l'esprit critique et si nous admettions l'anémie et les carences de notre documentation. Or, nous ne sommes pas conscients qu'après une image du Proche-Orient, une image de la Tchétchénie ou de Belfast, une image de Gênes ou de Bonn, les enjeux fondamentaux nous échappent autant qu'avant. Notre oeil atteint le point de saturation avant que nous soyons informés, puis scandalisés. Ainsi, le Proche-Orient nous ennuie, car ses images sont répétitives. Elles dissimulent au lieu de mobiliser, ce qui conforte l'immunité des agresseurs.

Aux images inefficaces et trompeuses correspond, en outre, un langage codé et tout aussi mensonger. Quand, par exemple, les États-Unis sont contraints de dire quelque chose au sujet des destructions d'habitations palestiniennes par l'armée d'Israël, la réponse la plus claire qui nous soit offerte tient en une formule d'une insupportable insignifiance : « Le président Bush est préoccupé... » Seul un intime du président américain pourrait calibrer ce qui dort ou bouillonne sous la formule alambiquée : simple esquive, colère rentrée, signe avant-coureur de gestes tranchants, qui sait? Chose certaine, l'imprécision du commentaire est reçue, transmise, interprétée comme s'il suffisait au président américain, pour s'acquitter de sa tâche, d'afficher un air soucieux le temps d'une photographie. Pour qu'une image fugitive et un propos vide de sens mettent un point final aux interrogations, il faut vraiment que nos exigences en matière d'information et de transparence soient poreuses ou même inexistantes.

Ce n'est d'une « préoccupation » dont le Proche-Orient a besoin, mais d'une dénonciation en bonne et due forme et, plus encore, de gestes tangibles, observables, soutenus. Du fait que les États-Unis s'arrogent en toutes choses le droit de contredire et de régenter la planète, il leur incombe, par un juste retour des choses, de donner l'exemple de ces gestes. En se satisfaisant d'une « préoccupation », les États-Unis se font les complices de l'injustifiable comportement d'Israël à l'égard de ses voisins.

Bien sûr, la propagande sévit des deux côtés de la barricade. Ni les Palestiniens ni les Israéliens n'admettent avoir pris l'initiative d'une agression; et les uns et les autres se déclarent en état de légitime défense et revendiquent le droit aux représailles et à la vengeance. Par-delà ces plaidoyers contradictoires et parallèles, il est cependant possible de dépasser le stade facile où l'on renvoie les deux parties dos à dos avec, pour chacune, une moitié de la responsabilité. Tous conviendront que la force est du côté d'Israël; bien peu nieront qu'Israël ait abusé et abuse encore de sa supériorité militaire. Tous conviendront que les Palestiniens tenaient à une enquête internationale et impartiale et que les Israéliens exigeaient un contrôle américain sur la cueillette des données; bien peu nieront que les Palestiniens aient quand même accepté les conclusions de la commission Mitchell et qu'Israël aille toujours à l'encontre du prérequis défini par la commission Mitchell, c'est-à-dire le gel de toute nouvelle implantation israélienne en territoire palestinien. Tous conviendront que les Palestiniens demandent depuis une éternité une présence de l'ONU sur le terrain et qu'Israël rejette cette hypothèse sous prétexte que cela pourrait internationaliser le conflit; bien peu nieront que l'absence d'un regard neutre sur le conflit profite à celui qui détient la force. Ce n'est pas absoudre les crimes palestiniens que d'affirmer qu'Israël use et abuse de sa force et n'accepte d'arbitrage que le sien. Face à cette situation, la « préoccupation » américaine équivaut à une complicité.

Deux autres éléments méritent d'être pris en compte. Le premier, c'est que des témoignages crédibles, ceux de Médecins sans frontière et de Madeleine Gagnon par exemple, permettent de dépasser le bilan quotidien des pertes de vies déplorées par les belligérants et d'entendre enfin parler de ce que la morgue israélienne fait subir quotidiennement aux populations arabes : insultes, tracasseries, brimades, blocus, privations... Cela, que l'information spectacle néglige au profit d'un décompte des morts, est tellement inhumain que le terme de racisme vient à l'esprit.

L'autre élément, c'est le témoignage d'Israël contre Israël, autrement la clarté avec laquelle un Ariel Sharon reconnaît et vante l'expansionnisme israélien. Point n'est besoin de rappeler ce qui se passe en territoire palestinien. En revanche, on lit avec étonnement les propos tenus par Ariel Sharon : « Il faut développer le Golan, sa population juive, ses colonies, afin de faire en sorte que cela devienne une réalité irréversible. » Et, pour que nul n'ignore sa motivation, Ariel Sharon ajoutait que la colonisation du Golan est « l'une des plus belles réalisations et réussites de l'histoire du sionisme ». Si la référence au sionisme était venue d'une source non-israélienne, on aurait sans doute eu droit à une dénonciation de l'antisémitisme. En l'occurrence, le sionisme, qu'il est juste de distinguer du judaïsme, de l'hébraïsme, voire de l'État d'Israël, prend son acception la plus large. Le dictionnaire le définissait comme la « doctrine visant à l'établissement du plus grand nombre possible de Juifs dans une communauté nationale autonome en Palestine »; Ariel Sharon parle et agit comme si l'expansion d'Israël aux dépens de ses différents voisins était aussi souhaitable que légitime, comme si le sionisme avait préséance sur le droit de tous les peuples à la sécurité de leurs frontières et sur celui de tous les humains à celle du foyer.

S'agit-il d'une situation « préoccupante »? Non pas, mais d'un drame humain qui déshonore notre époque tout entière et, de façon plus ciblée, les pays qui ont le pouvoir d'y mettre fin.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010802.html

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