Dixit Laurent Laplante, édition du 6 août 2001

Pire que la concentration
par Laurent Laplante

De décision en décision, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) s'enlise toujours plus profondément dans la servilité à l'égard des conglomérats économiques et dans l'incompréhension des principes applicables à l'information. Pendant que les empires de presse éveillent la sympathie bénissante du CRTC dès qu'ils lui confessent de nouveaux appétits financiers, l'information, d'une décision à l'autre, perd en diversité, en indépendance, en originalité. Ajoutant l'hypocrisie à la myopie, le CRTC qualifie de synergie ce qui est homogénéisation et fait mine de considérer comme un contrepoids suffisant au nivellement la création de comités de vigilance ou la rédaction de codes d'éthique. Non seulement la concentration parvient-elle ainsi à de nouveaux délires, mais elle devient, grâce au maquillage du CRTC, plus difficile à détecter.

Comme si l'aberration consentie par le CRTC à propos de l'empire Péladeau ne répugnait pas déjà assez au bon sens, l'organisme fédéral chargé de veiller à l'intérêt public en matière d'information fait pire en autorisant CTV et CanWest à une osmose encore plus poussée de leurs activités journalistiques. Telle que relayée par la Presse canadienne, la décision autorise ce que le CRTC appelle pudiquement la « convergence en matière d'information » : « Ainsi, un journaliste du quotidien torontois Globe & Mail pourra désormais, avec la bénédiction du CRTC, produire des textes pour publication dans son journal, qui serviront aussi de dépêches insérées dans les nouvelles télévisées de CTV, les deux médias appartenant à la même entreprise, Bell Globemedia. » Une fois ce principe affirmé, il serait naïf d'accorder la moindre importance au fait que le CRTC veuille que la direction des salles de rédaction des stations de télévision et celle des chaînes de journaux soient distinctes. Que les directeurs de salles de rédaction occupent des bureaux différents importe fort peu, en effet, quand les mêmes journalistes fournissent la même information aux deux médias!

Une fois encore, le sophisme est au poste. En permettant aux empires de presse de soumettre différents médias à une seule administration, le CRTC est conscient qu'il leur accorde des économies d'échelle. Il en tire comme conclusion que la qualité de l'information en sera rehaussée. Raisonnement spécieux à maints égards. Rien, en effet, ne garantit que les économies dégagées par les économies d'échelle serviront à bonifier l'information. Peut-être y aura-t-il plus de couleur, plus de reportages spectaculaires, mais ces ingrédients ne sont pas synonymes de qualité. Depuis que la télévision bénéficie (?) de moyens inédits, l'information spectacle a certes gagné du terrain, mais s'agit-il d'une avancée de la qualité?

Ce n'est pas tout. Même dans l'hypothèse où l'information serait, de fait, améliorée grâce aux retombées financières des regroupements, la démocratie, elle, ne progresserait pas. La démocratie, en effet, se fonde sur la possibilité d'entendre différents sons de cloche, de choisir, de comparer des points de vue, puis de renvoyer dans l'opposition les régimes véreux, dictatoriaux ou ineptes et d'installer aux commandes des gens d'un autre calibre. Ne plus pouvoir comparer parce que la presse a perdu sa diversité, c'est glisser au totalitarisme, indépendamment de ce que pourrait être la qualité du média unique. En laissant s'éroder les caractéristiques fondamentales d'une presse démocratiquement utile, le CRTC effectue un triste travail et révèle une inquiétante ignorance du rôle de la presse en démocratie.

Il y a pire, car le maquillage fait partie des vertus que pratique le CRTC. Les médias désormais chapeautés par une même administration conserveront les apparences de l'indépendance, mais les mêmes journalistes, toujours au nom des économies d'échelle, s'exprimeront dans divers médias. Le public aura le sentiment qu'il choisit entre divers médias, mais ce sont les mêmes plumes qui, ici et là, lui communiqueront le même point de vue. En ce sens, le CRTC a trouvé le moyen de rendre encore plus nocive la concentration de la presse : il la rend invisible. La concentration de la presse est morte, vive la convergence! Non seulement le citoyen n'aura pas devant lui une information diversifiée et comparable, mais le CRTC aura veillé à ce que l'information homogénéisée ait les apparences d'une inexistante diversité. Différents médias existeront encore, mais ce seront forcément des clones.

Le CRTC termine son triste tour de piste en faisant confiance à des formules qui ont cent fois déjà prouvé leur inanité. Il y aura des comités de surveillance chargés de recevoir les plaintes du public et des codes d'éthique pour la gouverne des journalistes. Autant dire que l'administration unifiée agira à sa guise, que le rapport de force entre la gestion et les salles de rédaction sera encore plus inégal qu'à l'heure actuelle, qu'il sera impossible, même si le pire se confirmait, de revenir en arrière.

Car il n'y aura pas de plaintes du public. Seuls les analystes de haut vol noteront que les mêmes silences sévissent dans le journal et dans le journal télévisé. En l'absence de médias différents et comparables, comment le Moscovite de l'époque stalinienne aurait-il pu soupçonner les biais de la Pravda?

Les comités de vigilance étaleront eux aussi leur inefficacité. Comme ils ne pourront évidemment pas interdire la « convergence » autorisée par le CRTC, de quoi voudrait-on qu'ils fassent reproche aux médias désormais invités à l'homogénéisation?

Quand un organisme chargé d'assurer l'intérêt public dans un domaine vital comme l'est l'information privilégie systématiquement l'intérêt économique des conglomérats aux dépens de l'indispensable diversité de la presse, il est plus que temps de le supprimer. La concentration de la presse n'en sera pas contrée pour autant, mais le public aura au moins la consolation de se dire que ses représentants n'y ont pas contribué.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010806.html

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