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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 6 septembre 2001

Est-on toujours le raciste de quelqu'un?

On peut couver le racisme en soi de tant de manières conscientes ou ignorées qu'il est prudent de ne jamais prétendre être immunisé contre le virus. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire, pour occuper un rang élevé dans la hiérarchie du racisme, d'affirmer sa supériorité génétique. On peut, tout en complaisant à la bienséance sociale et politique et en protestant de son respect de toutes les cultures, démontrer par ses gestes et ses attitudes le peu de prix que l'on attache à l'Autre. L'instinct de domination trouve alors son profit, sans que soient jamais proférés les mots honnis. On peut même, comme le réussit Washington à Durban, s'ériger en défenseur de toutes les cultures, tout en évitant habilement de rendre compte de sa propre compréhension du racisme.

La frontière entre légitime fierté nationale et racisme est parfois floue, parfois même poreuse. Autant il est admissible que chaque collectivité veuille améliorer le sort des femmes et des hommes qui la composent, autant il devient dangereux de toujours considérer l'autre communauté, voisine ou lointaine, comme négligeable, comme à peine digne d'occuper un rang inférieur à l'échelle du bien-être et de la prospérité. La recherche effrénée de l'excellence a, par exemple, ceci de pervers qu'elle fabrique plus d'humiliés et de perdants que de champions et qu'elle se nierait si elle se laissait distraire par la compassion, par le souci d'équité, par la solidarité. L'excessive importance accordée à la première place est pour beaucoup dans les subventions qui faussent le jeu de la concurrence, dans les tricheries qui améliorent le rendement apparent des transactions boursières, dans le laxisme avec lequel on contourne les interdits moraux et légaux en matière de ventes d'armes ou de manipulation de l'opinion. On devient concurrentiels et xénophobes.

Quand la recherche de la première place voile et déprécie les aspirations et les droits d'autrui, le risque de racisme pointe. Car le sous-entendu ne doit pas être ignoré : si on laisse les pays pauvres s'enliser dans la pauvreté et l'humiliation, c'est que, pense-t-on, ils méritent au moins en partie ce sort défavorable. « Suis-je le gardien de mon frère? » demandait un Caïn, ce précurseur de la compétitivité sans scrupule. Si le Club de Londres ou le FMI asphyxie délibérément l'économie d'un pays déjà mal en point, ne peut-on pas soupçonner que, quelque part dans les profondeurs occultes du calcul, les nantis croient traiter avec des êtres et des peuples inférieurs? L'égoïsme n'est confortable que si celui qui le savoure s'estime supérieur.

On voit dès lors le lien entre Durban et Kyoto. Quand le Canada refuse de soumettre ses industries polluantes aux exigences du protocole de Kyoto, sous prétexte que son économie en souffrirait, il empêche les pays pauvres de produire à un coût concurrentiel. Il assure à ses ressortissants un standard de vie préférentiel et ne concède aux pays pauvres que des possibilités inférieures. Face à Kyoto, le Canada veille à maintenir le décalage entre deux humanités, mais il va dire à Durban qu'il n'y en a qu'une. L'amour des siens, dirait un certain vocabulaire, est une vertu; l'amour des siens poussé jusqu'à l'écrasement des plus pauvres parmi les Autres confine à l'instinct de supériorité. Une fois démasqué, cet instinct ressemble honteusement au racisme.

Bien sûr, le risque est grand, à donner à certains mots une acception trop large, de convertir la moindre brise en fléau planétaire. Il n'en demeure pas moins que la lutte au racisme ne passe pas seulement par la lutte contre la littérature haineuse, mais aussi par la mise à niveau des gestes et des déclarations ronflantes. Quand Matthew Coon-Come, à titre de représentants des Autochtones à Durban, fustige le Canada, il est facile de l'accuser de fabulation; la réaction serait plus nuancée si on se rappelait que « le Canada n'a pas ratifié la convention de l'OIT (Organisation internationale du travail) révisée en 1989 parce qu'il existe des écarts importants entre le régime canadien actuel et les dispositions de la version révisée de la convention de l'OIT et que la ratification obligerait le Canada à modifier de façon radicale ses lois et ses pratiques pour les rendre conformes à cette convention ».

Dans le même esprit, Israël se défendrait mieux contre les accusations de racisme si ses colons étaient soumis aux mêmes couvre-feux que les Palestiniens, si l'eau potable était disponible en quantité égale pour les Palestiniens et les colons israéliens, si la procédure judiciaire applicable aux Israéliens se substituait aux assassinats planifiés, si l'organisation politique et policière palestinienne était respectée à l'égal de son homologue israélienne...

Il va de soi que la conférence de Durban ne peut s'évaluer à chaud ni sur un coin de table. Dès maintenant, cependant, il est clair que le drame du Proche-Orient a occulté tout le reste, depuis les castes de l'Inde jusqu'au traitement infligé par le Japon aux citoyens de seconde zone que sont, dans ce pays, les immigrants coréens. Blâmer le monde islamique pour ce déséquilibre serait oublier que les États-Unis, le Canada et Israël sont pour beaucoup dans ce détournement de l'attention. D'autres pays entretenaient des griefs face au projet de déclaration, mais ont fait face à la musique et accepté d'en débattre. L'Allemagne, par exemple, s'est présentée à Durban avec une délégation de prestige et s'est soumise avec maturité à la critique. Le Canada a racheté à demi sa servilité du départ en maintenant à Durban sa délégation composée en forme d'alibi.

Les États-Unis, eux, ont joué sur tous les tableaux. D'avance, ils ont refusé d'être correctement représentés. Ils ont quand même trouvé le moyen, sans être là vraiment, de quitter la conférence en claquant la porte. Exploit paradoxal. Après avoir ainsi maintenu à l'avant-scène la crise du Proche-Orient, ils en ont fait le prétexte pour disparaître avant que ne soient évoqués les versants les moins reluisants du bilan américain : disparités criantes dans les relations des Blancs et des Noirs américains avec la justice de leur pays, réclamations des Noirs américains en raison de leur déportation et de l'esclavage, etc. Comme art d'être en un lieu sans y être et de maquiller en protestations outragées un refus de répondre aux questions, voilà une réussite digne de mention dans un cours universitaire de relations publiques. Comme tribut payé à l'équité et à la transparence, c'est autre chose.

Le racisme n'a probablement pas tous les sens que j'ai évoqués. Il imprègne cependant les esprits et les cultures infiniment plus que nous ne le soupçonnons. Chose certaine, en cette époque où la prudence verbale est de rigueur, c'est à la cohérence entre les propos et les gestes qu'il convient de se fier, et non pas seulement aux dénégations.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie