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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 octobre 2001

Des preuves et un tribunal

On a beau sataniser ben Laden et imputer aux taliban leurs crimes très réels et quelques autres en sus, on ne parvient pas encore à rendre légitime la condamnation déjà prononcée contre le présumé gourou du terrorisme mondial et contre ses hôtes trop accueillants. Aucun pays n'ignore pourtant comment établir cette légitimité et même les régimes dictatoriaux qui se dispensent d'en construire les assises se savent dans l'arbitraire. Une condamnation, en effet, n'est légitime qu'à condition de respecter deux exigences : qu'elle provienne d'un tribunal autonome et que la culpabilité ait été démontrée à la satisfaction de ce tribunal. Aucune de ces deux très simples conditions n'est encore remplie. Une guerre entreprise au mépris de ces exigences minimales répondra donc à un besoin de vengeance ou à un besoin de sécurité, mais elle ne sera jamais un hommage à une justice civilisée.

Les États-Unis et les alliés qu'ils annexent à leur vendetta prétendent avoir en leur possession la preuve concluante de la culpabilité de ben Laden. Il se peut, bien sûr, que cette preuve puisse être rassemblée. Il est même permis de penser qu'elle s'affermit peu à peu et que, de fait, la nébuleuse dont ben Laden occupe l'un des multiples foyers soit aussi nocive qu'on nous demande de le croire. La difficulté, c'est que cette preuve, à ce jour, est promise et non offerte. Certes, plusieurs capitales prétendent avoir reçu de Washington des preuves concluantes, mais ni les médias ni surtout le grand public n'en ont bénéficié.

On exige de nous, jusqu'à maintenant, un acte de foi, au lieu de nous permettre une lecture rigoureuse des faits. On nous demande de croire, même si aucune analyse sérieuse n'est possible dans les ruines du World Trade Center, qu'on a pu, à partir des listes de passagers et de professionnels de l'aviation, départager les terroristes et les honnêtes gens, ranger à droite les noms à consonance arabe dignes de confiance et les noms à consonance arabe méritant condamnation. Dans les circonstances, il est à craindre qu'on ait présumé, extrapolé, tiré des conclusions plus souvent qu'on ait établi des culpabilités indiscutables.

Il saute également aux yeux, comme le merveilleux chroniqueur Fisk le signale, que les messages censément retrouvés dans des bagages opportunément abandonnés par des terroristes ne sont pas toujours d'un « islamisme » irréprochable. Parler de documents fabriqués est peut-être un peu prématuré; parler de documents sérieusement incriminants le serait beaucoup.

On aura d'ailleurs noté, quand on affirme que les États-Unis ont commencé à transmettre à leurs alliés les preuves réunies contre ben Laden et ses satellites, l'identité des premiers États mis au parfum. Comme par hasard, presque tous, Angleterre, Canada et Australie par exemple, participent à l'espionnage planétaire pratiqué par Echelon et qu'ils sont donc bien mal placés pour garantir l'éthique ou la fiabilité de cette cueillette de données. Quand des enquêteurs ont participé ensemble à la même chasse à l'homme, on ne doit pas accorder une grande valeur aux endossements qu'ils se donnent les uns aux autres.

De toutes manières, si preuve il y a - et je ne dis surtout pas qu'on ne peut pas l'établir -, ce n'est pas à la parenté des victimes à en évaluer la fiabilité. C'est, en tout cas, une des plus importantes réussites de la civilisation que le recours désormais habituel à une justice neutre. Il a fallu des siècles, en effet, pour que nos sociétés interposent une tierce partie entre le présumé coupable et les proches des victimes et pour que les accusés soient entendus eux aussi. Même s'il est exaspérant de voir à quels abus donne lieu la présomption d'innocence dont bénéficie un Augusto Pinochet, nul n'exigera que l'ancien dictateur soit présumé coupable ou qu'il soit abandonné à la vengeance des proches parents de ses victimes. Cette justice qui veille à se soustraire aux impatiences de la vengeance, c'est le pouvoir judiciaire qui peut l'assurer. Lui seul peut analyser sereinement la preuve, distinguer l'accusation de la démonstration, faire bénéficier l'accusé des moindres ambiguïtés des indices incriminants.

Or, ce pouvoir judiciaire international, les États-Unis ont veillé et veillent toujours à l'empêcher d'agir et même de naître. Il s'agit, de la part d'un pays arc-bouté sur la procédurite, d'une anomalie et, plus encore, d'une honte. Tout comme il est honteux de la part de la communauté internationale, à commencer par le très servile Kofi Annan et par l'ONU, d'avaliser l'offensive contre ben Laden sans même créer un tribunal international appelé à évaluer la preuve promise et jamais déposée. Au stade où l'on en est, tous devraient savoir que les États-Unis, qui affirment haut et fort la culpabilité de ben Laden, ont tout mis en oeuvre, chantage compris, pour empêcher que naisse un tel tribunal. Qu'il soit permis de dire ceci : un justicier qui empêche l'instance judiciaire de s'insérer entre l'accusé et la victime campe délibérément à l'extérieur de la zone civilisée, même s'il prétend en défendre les valeurs.

Ni ben Laden ni les taliban ne se présenteraient devant un tribunal international? C'est possible, mais là n'est pas la question. Qu'un criminel bafoue les droits de ses victimes ne justifie pas une société de bafouer les droits des accusés.

RÉFÉRENCES :

What Muslim would write: 'The time of fun and waste is gone'? , Robert Fisk, The Independent, 29 septembre 2001.

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