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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 22 octobre 2001

Il y a un roi et il est nu

S'il est possible d'identifier une tendance lourde dans l'actuelle évolution des institutions internationales, c'est de détournement qu'il faudrait parler. Plusieurs d'entre elles ronronnent encore, mais ont perdu jusqu'au souvenir de leur mandat initial. D'autres attendent l'interprétation que les États-Unis donnent de leurs fonctions avant de les assumer. D'autres encore, en panne d'autonomie, servent de paravent trompeur et temporaire à des interventions menées par les États-Unis, mais dont ils préfèrent, pour un temps, ne pas revendiquer la paternité. Une constante émerge pourtant : bien des institutions dites internationales sont, dans les faits, à la botte des Américains. Cela est lourd de conséquences désastreuses.

La domestication de l'ONU est sans doute l'illustration la plus tristement éloquente de ce détournement. Il n'incombe plus à l'instance suprême de la concertation internationale d'analyser les litiges et d'en tenter le traitement. Ce n'est pas elle qui assure l'ordre, ni elle qui définit l'ordre souhaitable. Tout au plus lui demande-t-on de prendre acte des décisions de Washington et de lui servir de caution aveugle. Même dans l'hypothèse où l'ONU entérine humblement l'ukase américain, sa résolution arrive au moment où les gestes concrets ont déjà été posés, bombardements compris. Le prix Nobel octroyé à Kofi Annan et à l'organisme n'est probablement que la douteuse récompense de cette déprimante docilité.

Il n'y pas que l'Assemblée générale de l'ONU qui soit ainsi réduite à un rôle contemplatif. Le Conseil de sécurité lui-même, plus qu'au cours des périodes précédentes, avalise avec empressement et presque de l'enthousiasme les débordements américains. Tony Blair, tout flamboyant qu'il puisse paraître, a été rétrogradé du rang de chef d'État à celui de messager et s'estime honoré d'une telle confiance. Moins d'une semaine après ses bonnes paroles à propos d'un État palestinien viable, on voit ce qui reste de ses engagements et avec quel cynisme Ariel Sharon peut les piétiner. La France, pour peu qu'on l'autorise à quelques coups de glotte, demande ensuite humblement qu'on lui confie quelques missions. Le cocorico ne saurait tromper. La Russie, rongée par sa déconfiture économique et dévoyée par ses incontrôlables mafias, ne discute plus, ne critique plus. Il lui suffit que les maîtres du monde parlent un peu moins de la Tchétchénie. Quant à la Chine, c'est presque en repentie qu'elle frappe à la porte de l'Organisation mondiale du Commerce et sollicite l'aval américain. La Russie et la Chine elles-mêmes s'autorisent tout juste à demander coudement aux Américains de ne pas éterniser le conflit afghan, ce qui, surtout de la part de Moscou, ne manque pas de saveur. Autant dire que le Conseil de sécurité est lui aussi aux ordres de Washington.

Un palier plus bas dans l'organigramme onusien, la docilité est acquise depuis plus longtemps et pratiquée plus intensément encore. Les institutions économiques comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ne cachent même plus leur allégeance aux préférences américaines. Si Washington a besoin d'elles pour acheter la tête de Milosevic, elles allongent servilement le prix du sang et achètent l'assentiment de Belgrade exactement comme si nulle permission n'était requise que celle des États-Unis. À courte distance de ces organismes créés au sortir du conflit de 1939-1945, l'OTAN fréquente la même ornière : elle frappe ou observe selon que les États-Unis préfèrent agir directement ou par prête-nom interposé.

L'actualité la plus chaude révèle sans équivoque que les États-Unis agissent comme si la planète entière obéissait à un fédéralisme mal compris. À la manière du gouvernement canadien qui excelle à détruire les timides fronts communs des provinces en bouclant de discrètes ententes bilatérales avec les provinces les plus « souples », les États-Unis transforment chacun des sommets et chacune des rencontres internationales en négociations sectorielles et fragmentées. Au Sommet des Amériques, Sa Majesté George Bush reçoit ses vassaux un à un et n'accorde qu'une attention distraite à l'ordre du jour de la réunion. Que survienne une réunion du G-7 ou du G-7 et demi, Washington a vite fait de faire main basse sur la liste des questions à débattre et de tout ramener aux priorités américaines. Sous nos yeux, le forum économique Asie-Pacifique aura été un exemple de plus de ce détournement caractérisé : le terrorisme, tel que défini par les Américains, se sera substitué à toutes les autres préoccupations. Autrement dit, les forums péniblement créés selon les besoins régionaux et les urgences sectorielles servent désormais, comme l'ONU et l'OTAN, de vitrines aux seules obsessions américaines.

Ce détournement et cette stérilisation systématiques des diverses instances internationales engendrent à la fois l'équivoque et la méfiance. L'équivoque parce que l'identité du vrai commanditaire est couramment occultée. La méfiance parce qu'il est devenu inévitable que les pays s'interrogent sur leur marge de manoeuvre avant de consentir à la collaboration et normal qu'ils ne s'impliquent que du bout des lèvres. En ces heures où s'impose la collaboration internationale, le comportement américain en constitue donc la négation. Cela se vérifie quand les États-Unis émasculent les protocoles intervenus en matière d'environnement ou de droits des enfants et torpillent froidement des conférences aussi névralgiques que celle de Durban sur le racisme. Cela s'étale au grand jour quand les États-Unis, même au moment où ils réclament l'appui du monde arabe, ne servent à Ariel Sharon qu'un très rhétorique appel à la modération.

Il convient, dans les circonstances, d'accorder plus d'attention à ce qui n'est pas un paradoxe, mais le discours d'une langue fourchue : les maîtres du monde, tirant parti des attentats de septembre, accélèrent la mise en place d'un système politique et économique qui accroît la mobilité des capitaux et réduit la mobilité des humains. La gestion capitaliste sera facilitée si, au sortir de cette crise, les capitaux circulent librement, tandis que les politiques d'immigration raréfient les mouvements de population.

Moi le premier, j'aimerais croire qu'au moins une partie de ce bilan est imputable à un antiaméricanisme qui s'ignore. Je ne crois malheureusement pas que ce soit le cas. Ce n'est pas parce que l'empereur est américain qu'il faut s'abstenir de dire qu'il est nu.

RÉFÉRENCES :

Nations Unies
FMI
Banque mondiale
OTAN
Prix Nobel de la paix
Les habits neufs de l'empereur, Hans Christian Andersen, 1835.

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