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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 25 octobre 2001

Quand le sang change de couleur

On a beaucoup pleuré, de Céline Dion à nos évêques en passant par notre très compatissante nomenklatura politique et financière, lorsque les attentats du 11 septembre ont lancé leur onde de choc. Il aurait été du dernier mauvais goût que d'exprimer le moindre doute quant à la sincérité de tous ces pleurs. Devant la mort et plus encore devant la mort imméritée, il n'y avait, en effet, d'attitude décente que celle du chagrin. Fort bien. Qu'il soit cependant permis de faire observer, maintenant qu'est terminée cette quarantaine de peine intarissable et spectaculaire, que notre compassion souffre d'un daltonisme raciste. Au point de fluctuer comme si différents sangs coulaient dans des veines humaines pourtant pareilles.

Jour après jour, Israël, dont le peuple a pourtant payé de millions de morts le déferlement du racisme nazi, écrase d'un mépris meurtrier les populations qui l'environnent. Les ténors sionistes, dont l'épiderme se hérisse dès qu'on exhume du lointain passé de Jean-Louis Roux la trace d'un humour juvénile et douteux, n'ont pourtant jamais fait taire ce qu'on appelle pudiquement l'extrême-droite de la coalition d'Ariel Sharon. Il aura fallu qu'un assassinat emporte l'un des plus racistes ministres d'Ariel Sharon pour que le grand public apprenne que la Knesset acceptait en son sein un homme qui qualifiait les Palestiniens de poux et qui souhaitait ouvertement leur extermination. Le sang de ce juste parle apparemment plus fort que celui des leaders palestiniens dont il souhaitait l'assassinat. Israël, qui a raison d'inciter Yasser Arafat à mettre au pas ses extrémistes, gouverne selon les désirs de ses propres extrémistes et ne voit pas d'ignominie à verser le sang palestinien pour venger la mort d'un ministre ouvertement raciste.

Les États-Unis ne font pas mieux. Ils font semblant de s'offusquer des excès israéliens, mais eux aussi se conduisent comme si diverses couleurs de sang constituaient une hiérarchie raciale. Ils prétendent se porter au secours de la liberté et de la démocratie, mais, avec une dureté de coeur qui contraste avec les sanglots réservés aux chagrins domestiques, ils traitent les morts et la transhumance de l'Afghanistan comme de négligeables dommages collatéraux. La mort d'un Américain crie vengeance vers le ciel, mais pas celle d'un enfant afghan. Il est inévitable, nous dit-on, que la guerre cause d'autres morts que celles des militaires, mais pourquoi mener une guerre qui n'a rien d'indispensable? La volonté de ne pas sacrifier trop de GI américains se comprend, mais comment justifier cette prudence quand elle exige le sacrifice de milliers de morts afghanes? Pourquoi, si ces négligeables dommages collatéraux que sont les morts afghanes et si l'écrasement de l'Afghanistan ne mérite pas plus de larmes que celui du Kosovo ou de l'Irak, en cacher la réalité? Pourquoi mentir à propos de la destruction d'un hôpital si on a la conscience en paix et si, de toute manière, cela n'a pas d'importance? Si c'est la liberté qu'on défend, tous les sangs devraient recevoir la même considération.

Ce ne sont pas seulement les puissants de ce monde qui manifestent ainsi un racisme plus ou moins conscient. Où sont-ils aujourd'hui ces éducateurs qui, au lendemain des attentats du 11 septembre, aidaient les enfants des écoles à exprimer leur peine et leur solidarité? Qu'ont-ils à dire quand ce sont non plus des gens de notre monde, mais de lointains enfants afghans qui meurent? À quelle solidarité éveillent-ils notre jeune génération? Et les spectacles qui, hier, levaient des fonds par millions au bénéfice de survivants américains pourtant déjà soutenus, par quoi les a-t-on remplacés maintenant que des millions d'humains sont, à l'autre bout du monde, bombardés, déracinés, immolés? Les autres sangs méritent-ils une musique moins émue?

Un discret communiqué avait déjà donné une idée du comportement officiel du Canada et de sa compassion à deux vitesses.

(1er octobre 2001). Le ministre des Affaires étrangères, M. John Manley, et la ministre de la Coopération internationale, Mme Maria Minna, ont annoncé aujourd'hui de nouvelles mesures pour venir en aide au Pakistan, en guise de reconnaissance de la décision du président Pervez Musharraf de joindre la coalition internationale pour combattre le terrorisme. Le Canada assouplira les sanctions contre Islamabad et convertira jusqu'à 447 millions de dollars en prêts impayés, dus par le Pakistan à l'Agence canadienne de développement international (ACDI), qui seront utilisés pour un programme de développement en faveur du secteur social.

Comme erreur d'adresse, on ne saurait faire pire. Alors que l'aide aux réfugiés afghans n'est versée qu'au compte-gouttes, le Canada récompense le pays qui fait de son mieux pour fermer ses frontières aux populations afghanes. Du coup, on oublie jusqu'à la nature et au pourquoi des sanctions imposées au Pakistan et on donne du président au général qui y a suspendu la démocratie. Aux Afghans, des missiles et une aumône; aux militaires pakistanais, un merci lourd de centaines de millions. À la bourse des valeurs humaines, le sang afghan n'a décidément pas la cote. Le Canada exprime sa reconnaissance au régime militaire qui aide les États-Unis à venger ses morts, mais il ne trouve ni fonds ni larmes pour les morts afghans que la vengeance américaine laisse sur son passage. Le sang humain a partout la même valeur? Allons donc. D'où la question : quand un sang vaut moins qu'un autre, ne nageons-nous pas, consciemment ou non, en plein racisme? Si oui, pourquoi avons-nous refusé d'en débattre à la conférence de Durban?

L'ancien militaire Roméo Dallaire a donc, plus que quiconque, le droit de demander à haute voix si toutes les vies valent le même prix. Il sait, en effet, jusqu'au fond de son âme, que les morts et les disparus du World Trade Center et du Pentagone ont alerté l'Amérique, nous y compris, infiniment plus que les 700 000 morts du Rwanda. En poursuivant son questionnement, demandons-nous ceci : comment appelle-t-on celui qui voit une différence entre le sang important et celui qui a valeur de dommage collatéral?

RÉFÉRENCES :

Le Canada annonce des mesures pour venir en aide au Pakistan (Communiqué du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, 1er octobre 2001)

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