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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 22 novembre 2001

Et alors, on se rendort?

Toutes les apparences de la victoire sont en place. On peut se détendre et même sourire de la crainte qui, pendant quelques courtes semaines, avait pu nous étreindre. Même ceux qui prédisaient un enlisement américain là où l'armée soviétique s'était engluée en sont à battre leur coulpe. Ils reconnaissent avoir péché en mettant en doute la stratégie qui a mis à bas un régime taliban réputé coriace. Et les frileux investisseurs que les attentats du 11 septembre avaient achevé de plonger dans les transes peuvent recommencer à spéculer. Le G-20, sous la rassurante houlette du ministre canadien des Finances, donne l'exemple du nouvel optimisme : il coupe court aux examens de conscience et porte haut de nouveau le drapeau de la mondialisation. Mais, en vérité, qu'est-ce qui est réglé?

Peu importe pourtant, à dire vrai, que ben Laden soit ou non capturé si ce qu'on appelle sans nuance le terrorisme campe sur ses positions, conserve l'essentiel de ses moyens et substitue sans fin un réseau au précédent. Rien n'est réglé, en effet, si un pays étranger, au nom de la démocratie, régente cavalièrement l'Afghanistan, remet au pouvoir un régime presque aussi répugnant que celui des taliban, suscite et entretient dans l'ensemble du monde musulman l'instinct vengeur qui a contribué aux atrocités du 11 septembre. La réponse à la sauvagerie ne peut être une autre sauvagerie. Un muscle plus puissant n'acquiert pas la légitimité parce qu'il peut broyer le moins puissant. Si l'on croit avoir fait progresser la civilisation en faisant pleuvoir sur l'Afghanistan les bombes à fragmentation et en truffant ce pays dévasté de mines supplémentaires, on se ment et on leurre les naïfs.

Je ne verserai jamais une larme sur le régime taliban. Il a trop méprisé et combattu les valeurs les plus nobles, depuis l'égalité des sexes jusqu'au respect de la culture en passant par le caractère sacré de l'éducation, pour que je lui imagine la moindre vertu. Je ne crois pas pour autant qu'on doive le combattre par le mensonge, par la transhumance forcée de populations affolées, par l'humiliation systématique de tous les pays avoisinants, par la remise en selle d'une faction aussi peu rassurante, à quelques nuances près, que celle que l'on chasse.

Surtout, je ne crois pas que le terrorisme que l'on prétend combattre soit réductible à ben Laden ou au régime taliban. Le 11 septembre ne se justifie pas, mais les formes de répression privilégiées par la Maison-Blanche vont, elles aussi, à l'encontre des valeurs affirmées par la civilisation. Il est vrai que le régime taliban piétinait de façon ignoble les droits des femmes, le droit de chacun à sa liberté de pensée et de parole et le caractère sacré du « petit d'homme » à l'éducation, mais agit-on de manière tellement plus civilisée quand, aux États-Unis et au Canada, on maintient en détention illégale des centaines de personnes qu'on n'accuse de rien et qu'on tente, semaine après semaine, de faire craquer par toutes les intimidations? À vaincre sans dignité, on triomphe indignement.

Au coeur de la protestation excessive d'un certain monde musulman, il y a, n'en déplaise à la rectitude politique qui interdit d'évoquer l'évidence, le mépris dont l'accablent les descendants des croisés. S'il s'agit de retirer les innombrables mines qui contaminent le sol afghan, les maîtres du monde s'en remettent aux humains dont les jambes valent moins cher que celles des pays riches. S'il faut pénétrer dans les tunnels, les grottes, les refuges d'un pays qu'habitent les plus démunis des démunis, ce ne sont pas les vies occidentales qu'on risquera dans l'aventure, mais celles des peuples réputés inférieurs auxquels on promettra quelques millions de dollars. Et qu'importe après tout que le Pakistan, l'Afghanistan et la région entière détestent l'atterrisage sur leur sol de bombardiers étrangers, que l'aide humanitaire serve de paravent à tous les débarquements militaires et que les États-Unis interdisent à des Afghans de négocier la reddition d'autres Afghans, puisqu'il s'agit de peuples et de pays encore mal initiés aux vertus de la vraie démocratie? On retrouve pourtant, dans le mépris occidental pour le monde musulman, celui qui, il y a cinq cents ans, a conduit les conquérants européens à contester aux peuples des Amériques le statut d'êtres humains. Si terrorisme il y a, qu'on ne le cherche pas seulement dans les grottes de l'Afghanistan, mais aussi dans une mondialisation qui prive les peuples de leur culture, qui les envahit sans vergogne, qui lance des millions d'humains vers des horizons bouchés.

La meilleure preuve de ce mépris, c'est dans le sursaut boursier qu'on la trouve. Dès l'instant où le régime taliban a paru ébranlé, les indices se sont rassérénés. La vie pouvait reprendre, l'hémisphère nord pouvait soutenir de nouveau avec intransigeance les avancées de l'OMC, les grands prédateurs pouvaient compter de nouveau sur le FMI et la Banque mondiale. Un Occident qui se gargarise de mots grandiloquents quand il importe de galvaniser ses foules revient, une fois la plèbe écrasée, à ses valeurs essentielles : le pétrole, le gaz, le commerce des armes, l'homogénéisation des cultures. Pourquoi pas, en effet, puisque l'Occident a gagné?

En plus des victoires à la Pyrrhus, qui ne font que différer la défaite, il y a des victoires qui salissent. Celle à laquelle applaudit notre opinion tombe dans cette catégorie. Comment savourer le triomphe obtenu par les mauvais moyens et justifié par les pires sophismes? Comment se résigner aux milliers de morts et aux centaines de milliers de réfugiés quand on aurait pu et dû créer d'abord un tribunal international et tenter au moins de négocier avec le régime taliban la comparution du présumé coupable ben Laden? Comment croire que les croisés d'aujourd'hui respectent les infidèles plus que ceux d'autrefois quand les États-Unis considèrent leurs tribunaux comme les seuls qui soient crédibles et multiplient, face au monde entier, les demandes d'extradition?

Peut-être l'armée la plus puissante du monde a-t-elle gagné contre un régime détestable. Rien ne prouve encore que ce triomphe soit honorable et définitif. Il n'est devenu possible, en tout cas, que grâce à de multiples accrocs aux constitutions des pays dits civilisés, y compris celle des États-Unis. M. Martin et son G-20 se discréditent quand ils concluent qu'on peut lancer une nouvelle offensive mondialisante et qu'il suffit de promettre de nouveau une réduction de la dette des pays pauvres. Rendormons-nous puisque le couvercle a été remis sur la marmite. Rendormons-nous en oubliant que nous venons d'attiser le feu qui provoque les inquiétants ronronnements de cette marmite.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie