Dixit Laurent Laplante, édition du 3 décembre 2001

Qu'incarnent aujourd'hui les États-Unis?
par Laurent Laplante

Un auditeur réagit à mes commentaires formulés sur les ondes de Radio-Canada et me demande, une pointe de sarcasme dans la voix, s'il arrive que les Américains fassent quelque chose de bon et trouvent grâce à mes yeux. Comme je tiens des propos de même farine à la radio de Radio-Canada et dans ma chronique Dixit, j'imagine que la même question pourrait m'être adressée par cet auditoire-ci. Mieux vaut donc y faire face. Par-delà mes prises de position personnelles, c'est d'ailleurs de notre relation avec un nouvel ordre mondial qu'il s'agit et cela mérite réflexion.

D'entrée de jeu, des distinctions s'imposent. Les Américains ne sont pas en cause comme peuple ou ethnie. Ils ont leurs qualités, leurs défauts, leurs arrogances et leurs générosités, comme tout autre peuple. En revanche, leurs gouvernants exercent le pouvoir d'une manière qui impose aux autres pays des façons de raisonner et d'agir que chacun devrait être libre d'adopter ou de rejeter. De la même manière, les Français de Louis XIV ou de Napoléon devaient ressembler à toutes les autres catégories d'humains, même si ces têtes couronnées de l'hexagone pouvaient être vues comme des fléaux.

Distinguons également la tendance lourde qui emporte la planète vers la globalisation et le comportement des États-Unis depuis les attentats du 11 septembre. Les États-Unis ne sont pas les seuls à pousser à la roue pour que tombent les entraves à une totale liberté commerciale et pour que le capital triomphe de toutes les exceptions dont peuvent rêver les diverses cultures. Dans chacun des pays industrialisés ou qui désirent le devenir, le capital parle plus fort que tout le reste, ce reste comprenant la population. Ni le Japon, ni la France, ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, ni le Canada ne sont neutres en cette matière. Si les pressions niveleuses et voraces de ces pays inquiètent moins que celles qui émanent des États-Unis, ce n'est pas qu'elles en diffèrent quant à l'éthique ou à la conception de la culture, c'est qu'elles n'ont pas les mêmes ressources pour répandre le pire.

Cela, cependant, devient moins vérifiable avec le passage du temps. Jusqu'aux années récentes, le capitalisme américain ne sentait pas le soufre plus que les autres, mais c'était, là encore, faute des dimensions nécessaires. Face aux puissants, le puissant se comporte tout bonnement en puissant; il est l'un des prédateurs. Par contre, face à des moins puissants que lui, le tout-puissant ne voit plus que des vassaux. En atteignant la stature de seule puissance mondiale, les États-Unis vivent et appliquent le principe connu : le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Les États-Unis ne sont pas habités par un vouloir intrinsèquement malsain; leur omnipotence fait d'eux des gestionnaires impériaux. Quand une autre hégémonie remplacera la leur, elle se conduira semblablement comme celle-ci. Le besoin crée l'organe, l'organe crée le besoin.

Devenus assez forts pour régenter le monde, les États-Unis régentent le monde. Cela suffit, selon moi, pour que tous les humains et tous les peuples, celui des Américains compris, s'interrogent sur les conséquences de cette hégémonie. Non par antiaméricanisme, mais par souci de survie, de diversité, de dignité, de liberté. L'empire serait sous gouverne japonaise ou soviétique plutôt qu'américaine que les interrogations seraient analogues et tout aussi justifiées.

Ces questions reflètent l'ensemble des préoccupations humaines : la vie, la mort, la liberté, la pauvreté, la dignité, les institutions qui servent de références... Si l'empire impose sa loi et homogénéise la planète, il urge de comprendre à quel ordre il entend aboutir. Est-il respectueux des différences? Attache-t-il le même prix aux vies de ses ressortissants qu'à celles de ses vassaux ou de ses adversaires? S'arroge-t-il le droit de ranger parmi les intérêts impériaux les ressources naturelles des autres pays? S'incline-t-il de bonne grâce devant les critères de sérénité et de transparence qui caractérisent la justice respectable? Se permet-il de résilier à son gré et au moment de son choix les ententes qui furent à son avantage et qui ont cessé de l'être? Gouverne-t-il dans le secret? Répond-il avec transparence aux questions des citoyens et des médias? Considère-t-il la pauvreté comme la juste sanction de l'incompétence et la preuve d'une infériorité raciale?

La liste des questions pourrait s'allonger sans que nous débordions le champ d'une légitime inquiétude et sans que surgisse l'hypothèse d'un acharnement antiaméricain.

Questions légitimes peut-être, me dira-t-on, mais qui deviennent trompeuses et même malhonnêtes si elles occultent le versant avantageux de la globalisation. Pourquoi, insistera-t-on, ne pas formuler une autre batterie de questions pour que la globalisation obtienne un verdict équitable? N'est-il pas vrai, par exemple, que la concurrence à l'échelle mondiale provoque une baisse des prix et favorise le consommateur? L'alimentation n'est-elle pas plus diversifiée et saine depuis que les échanges commerciaux abolissent les contraintes découlant des climats et que la recherche améliore la qualité, l'apparence et la durabilité des produits? La démocratie n'est-elle pas mieux servie lorsque l'information, par médias interposés ou grâce à Internet, circule plus librement et échappe plus souvent aux censures? Et la sécurité elle-même n'est-elle pas mieux assurée lorsqu'une force de frappe fonctionnelle et mobile se substitue aux incessants palabres d'instances internationales anémiques et verbeuses? En somme, me fera-t-on remarquer, il n'est correct de bombarder l'empire de questions que si l'éventail des questions est lui-même largement ouvert. Ce qui, dois-je comprendre, ne serait pas mon fait.

Comment nier que mes commentaires mettent plus souvent en exergue les torts de l'empire que ses mérites? Que cela doive, comme je m'en suis déjà expliqué, provoquer chez moi de systématiques examens de conscience, cela va de soi. Je suivrais ainsi, dans le souci éthique, l'exemple d'un Jean Lacouture faisant Enquête sur l'auteur. Cela dit, les titres de gloire de l'empire ne me convainquent pas que l'hégémonie soit une orientation au moins neutre et même avantageuse. Les progrès dont font état les tenants de la globalisation me paraissent même gênants tant ils ne profitent qu'à une portion décroissante de l'humanité. La faim et la soif persistent pendant que s'amplifie le gavage de l'hémisphère nord. Des populations civiles font les frais des guerres menées par l'empire pour assurer son approvisionnement énergétique. La planète entière est mise en danger parce que l'industrie impériale refuse de payer sa part des frais environnementaux. Je tente quand même d'être honnête : je fais partie de ceux qui vivent en tirant avantage de la globalisation, mais je n'aime pas l'admettre, car mes gains se font souvent au détriment de l'humanité la plus vulnérable. Glorifier la globalisation et les avantages qu'elle me vaut, ce serait laisser entendre qu'ils résultent d'une plus grande équité, non d'une recherche effrénée des inégalités. Cela me gêne.

Antiaméricanisme? Je ne le crois pas. Méfiance viscérale et culturelle face aux vices génétiques de tous les pouvoirs sans contrepoids? Je plaide coupable.

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011203.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2001 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.