Dixit Laurent Laplante, édition du 17 décembre 2001

Qui isole qui et de quoi?
par Laurent Laplante

Quelques décennies de journalisme devraient pourtant m'avoir blindé. Il semble que non. Je ne me résigne toujours pas à ce que l'abus de pouvoir s'affiche sans honte ni à ce qu'il reçoive dans l'heure l'aval des sondages. À cet égard, je connais peu de situations aussi scandaleuses que celle qui est aujourd'hui infligée aux Palestiniens de Yasser Arafat. Leur dénuement est total, leur humiliation quotidienne, leurs deuils banalisés. Même leur statut de victimes leur est disputé par l'emprise qu'exercent conjointement sur l'opinion mondiale les diplomaties américaine et israélienne. Existe pourtant ce que Madeleine Gagnon appelle le devoir de connaissance. Peut-être est-il en train de réclamer son dû.

Il aura suffi d'un an à George W. Bush pour modifier radicalement sa conception des affaires internationales ou pour en afficher une autre. Autant le candidat Bush blâmait son prédécesseur Clinton de se mêler trop intimement de la crise du Proche-Orient, autant le président Bush s'adonne aujourd'hui au même jeu, jetant à son tour son poids dans le plateau d'Israël. Bush va même plus loin que son devancier démocrate, en ce sens qu'il ne se donne même plus le mal de recevoir ensemble ou successivement le premier ministre Sharon et Yasser Arafat, comme Clinton le faisait dans un simulacre d'équité. Bush n'en a que pour Sharon. Certes, Clinton ne fut jamais un arbitre neutre, mais Bush, lui, ne dissimule même plus les couleurs américaines.

Que des émissaires américains, à peu près tous aussi mal choisis les uns que les autres, se rendent au Proche-Orient et fassent mine d'entendre sereinement les deux parties ne peut faire illusion. Chaque envoyé américain verse sa pelletée de terre sur le cadavre du rapport Mitchell de démocrate mémoire, déplore la violence commune aux deux camps, réclame un nouveau cessez-le-feu, puis déclare forfait. Le résultat désiré est obtenu par sédimentation : un peu partout, on tire comme conclusion que les torts sont également partagés et que rien ne peut sortir d'un double entêtement. L'impression désirée est créée : aucun droit n'est en cause.

Reste ensuite à réunir les conditions favorables à un grand coup de balai israélien. Ce but du gouvernement israélien n'a rien de secret, car Ariel Sharon en a affirmé explicitement les grands axes. Il s'agit d'occuper de façon irrévocable le territoire censément concédé aux Palestiniens et de rendre l'histoire irréversible en la verrouillant à l'avantage du sionisme. Il s'agit donc, le vocabulaire des extrémistes qui gouvernent par Sharon interposé n'étant pas celui d'une dentellière, de débarrasser le territoire du Grand-Israël de la scélératesse palestinienne. Pour cela, discréditer Arafat. Pour cela, assassiner les chefs de la résistance palestinienne. Pour cela, supprimer tous ceux qui pourraient aider Arafat à contenir ses extrémistes. Pour cela, accélérer l'implantation de nouvelles colonies dans tous les lieux stratégiques, offrir aux colons un régime si avantageux par rapport à celui des Palestiniens que la colère engendrera forcément l'intifada. Pour cela, toujours présenter comme des représailles légitimes les assassinats des résistants. Pour cela, toujours parler de terroristes et jamais de résistants. Pour cela, toujours imputer au Hamas le geste qui enclenche la violence. Pour cela, occulter le fait, dûment affirmé par le rapport Mitchell, que nulle trève n'est pensable tant que l'implantation des colonies israéliennes agressera les Palestiniens. Tout cela, pour la plus grande honte de notre lucidité de civilisés, se réalise sous nos yeux et avec notre assentiment, grâce à ce que nos universités enseignent sous le doux nom de relations publiques. On en arrivera ainsi à remercier Sharon et Bush quand ils affirment que la vie de Yasser Arafat n'est pas « directement menacée ». Ce qui permet à Israël d'assigner Arafat à résidence comme d'autres militaires le font à l'égard de la dame de Rangoon.

Les attentats du 11 septembre n'auront donc valu aux Palestiniens qu'un sursis aussi court qu'illusoire. Il était astucieux de laisser miroiter l'hypothèse d'un État palestinien, du moins tant que Washington avait besoin d'un endossement ou d'une neutralité du monde arabe. Bien sûr, les États-Unis ne pouvaient reprocher longtemps à Israël de pratiquer l'assassinat d'État puisque n'importe quel GI sait qu'il sera décoré s'il tue ben Laden à bout portant, mais la diplomatie américaine adopta quand même un instant un petit ton scandalisé face aux lynchages israéliens. Le scrupule américain était cependant trop cousu de fil blanc pour durer. Maintenant que le vent tourne et que le régime taliban change de vocable sinon d'acteurs, Sharon et Bush disent tout haut ce qu'ils réservaient précédemment à leurs conversations privées. Tous comprennent que Sharon a carte blanche.

Qu'on me comprenne bien et qu'on m'épargne l'accusation d'antisémitisme dont on menace quiconque ose qualifier Israël d'État conquérant. Je ne suis pas en train de dire que le lobby juif dirige la politique américaine ni de réécrire le Protocole des Sages de Sion. J'estime que l'État d'Israël - à ne pas confondre avec le peuple juif répandu de par le monde - se conduit mal. Pour deux raisons principales : d'une part, les extrémistes occupent une place démesurée dans la gouverne de l'État; d'autre part, les opposants travaillistes ne s'inventent pas le courage d'élire enfin un chef moins aboulique et plus permanent que Shimon Peres et de combler le vide créé par le départ d'Ehoud Barak. Ils préfèrent la collaboration, comme d'autres, en d'autres temps et en d'autres lieux, choisirent pour leur plus durable indignité un réalisme comparable.

Que viennent faire les États-Unis là-dedans? Par-delà leur sympathie viscérale pour Israël, les États-Unis voient dans l'État israélien le régime musclé dont ils ont toujours besoin dans cette partie du monde. Ils eurent l'Iran comme allié et comme verrou solide. La révolution islamique modifia la situation et rendit plus rentable et préférable le pari américain sur Israël. Aujourd'hui, les deux pays ont partie liée et les relationnistes américains à l'emploi de l'État d'Israël travaillent, comme Sharon avec ses colonies, à rendre irréversible l'actuelle complémentarité.

Un espoir est apparu cependant sur ce fond d'horizons bouchés et de désarroi palestinien : un sursaut du Conseil de sécurité. Trop, c'est trop, a-t-on osé dire. Israël va trop loin, a dit le Conseil de sécurité avec suffisamment de ferveur pour que les États-Unis se sentent obligés de recourir à leur anachronique et exorbitant droit de veto. Ballet diplomatique sans importance? Astuce peu coûteuse pour soulager les consciences française ou chinoise? Peut-être, mais j'en doute. Je préfère penser que le tandem américano-israélien a trop grossièrement affiché sa toute-puissance et a rappelé divers pays à leurs devoirs. Quand, en effet, le pouvoir américain impose d'avance aux Afghans qui n'en veulent pas une présence militaire internationale à Kaboul, au nom de quoi peut-on refuser la même chose aux Palestiniens qui la réclament à grands cris? Comment ne pas s'insurger quand les sénateurs d'un pays qui réclame du Pakistan l'extradition des spécialistes qui auraient pu enrichir ben Laden de l'arme nucléaire endossent (78 contre 21) Jesse Helms et torpillent le projet de Cour pénale internationale? Il y a quelque chose d'hallucinant quand le pays qui prétend mobiliser la planète aux fins de défendre la démocratie utilise un veto poussiéreux et régalien pour ignorer la règle démocratique. Cela, semble-t-il, a choqué. Voyons là un motif d'espoir.

En isolant Yasser Arafat, les États-Unis et Israël s'isolent de la démocratie. Que certains en prennent acte est heureux.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20011217.html

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