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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 janvier 2002

À défaut de résolutions

Nouvelle année, nouvelles résolutions? Le calendrier, de fait, milite en faveur des bilans, des engagements, des redditions de comptes. Puisqu'on tourne une page, aussi bien en profiter pour s'en fixer un souvenir dans la mémoire et en tirer motivation pour la prochaine étape. Comme beaucoup, je ressens aujourd'hui ce besoin, en me méfiant cependant de la propension que manifestent les bilans et les résolutions à privilégier le quantifiable, le ronronnement des chiffres, l'atteinte ou la visée de nouveaux sommets. Je ne veux pas tant savoir combien de mots et de Dixit j'ai pondus, mais en vérifier la trajectoire. Faire le point sur mon modeste projet journalistique, oui, mais en veillant surtout à lui rappeler ses objectifs.

Il est fréquent que des lectrices et des lecteurs, d'accord à l'occasion avec mes opinions, regrettent qu'elles ne soient pas véhiculées par ce qu'on appelle les grands médias. La remarque, je n'en doute point, se veut gentille. Je n'irai surtout pas me plaindre si l'on souhaite que mes interprétations du réel reçoivent plus de visibilité! Cela dit, je demeure songeur si l'on établit une relation trop intime, trop immédiate entre l'idée et sa diffusion, entre la réflexion et le nombre de ses consommateurs. Non que je prenne en mauvaise part le compliment que l'on m'adresse ou que je tienne à des auditoires et à des tirages confidentiels, mais parce que la désirable quantité ne se rend généralement accessible que moyennant d'importantes concessions. Dans le monde de l'information comme dans les autres. Il n'est pourtant pas certain qu'une observation, comme le caillou qui tombe à l'eau, conserve ses effets à mesure que les cercles de propagation s'agrandissent. Chose certaine, je connais bien des bons communicateurs qui, face à une classe ou à une foule, cherchent un regard particulièrement stimulant et ne fixent plus que lui. Le reste de la communication n'y perd, au contraire. Quantité et qualité ne sont pas incompatibles, mais elles ne sont pas non plus synonymes.

La question, dès lors, adopte une allure familière : peut-on gagner sur tous les tableaux à la fois? Peut-on utiliser à son profit la force de pénétration des mass-médias tout en demeurant libre et mobile? Peut-on pénétrer sans risque dans l'univers des cotes d'écoute et des CPM (coûts par millier)? Est-il réaliste d'espérer des mass-médias qui vendent des auditoires à des agences de publicité qu'ils diffusent avec le sourire des opinions imprévisibles et parfois dérangeantes? Pour croire à de telles hypothèses, il faudrait considérer les agences de publicité comme peuplées de masochistes. Doutons qu'il en soit ainsi. Pensons plutôt qu'il y a des avantages à faire route avec les mass-médias, mais que certains itinéraires gagnent à s'effectuer dans la solitude.

Je ne suis pas en train de me réincarner en saint Sébastien et de me plaindre d'une pénurie de javelots. Non, je ne tiens pas à cacher mes chroniques sous le boisseau. Oui, chaque nouvel abonnement me réjouit. Mais - et ce mais a son importance - les dépendances que subissent et qu'imposent les mass-médias sont telles qu'il faut d'excellentes raisons pour les accepter. Or, je n'ai plus ou j'ai beaucoup moins souvent ces excellentes raisons. Béni soit le vieillissement qui réduit les gourmandises, stylise les besoins et permet quelques audaces.

J'insiste sur cette omniprésente notion de quantité. La quantité n'a, bien sûr, rien de diabolique. Elle a, cependant, un complexe de supériorité que notre temps unidimensionnel amplifie et dorlote. La quantité exige du chef politique qu'il édulcore son programme pour séduire un plus grand nombre d'électeurs. La quantité a persuadé la câblodistribution québécoise d'immoler ses rêves de convivialité sur l'autel des auditoires plantureux et des regroupements censément bénéfiques. La quantité a parqué des dizaines d'hebdomadaires régionaux sous une commune bannière et les a convertis en circulaires minables. La quantité a obtenu une centralisation politique qui profite au pouvoir exécutif, une publicité électorale qui nivelle les différences, une dévalorisation totale des députés et des élus locaux. La quantité encourage les économies d'échelle, la volatilité des capitaux, la globalisation des marchés et l'appauvrissement des plus vulnérables. Peut-être est-il vrai que small is beautiful, mais la quantité, elle, promet toutes les rentabilités et livre souvent toutes les dévastations. On comprendra, même si ma vanité apprécie hautement les compliments, pourquoi me font peur certaines références aux diffusions quantitatives.

J'apprécie davantage, même si je ne réagis pas explicitement à chaque commentaire, que l'on m'offre la qualité d'une réflexion. Des lecteurs m'ont forcé à préciser mes verdicts sur Israël et les États-Unis, sur la globalisation, sur des termes comme la guerre, le terrorisme et la légitime défense. À maints égards, ce sont les réactions de l'auditoire, auditoire plus éclaté que dans un mass-média traditionnel, qui m'ont incité à traiter de l'information internationale beaucoup plus que par le passé. Dans bien des cas, j'ai reçu d'un auditoire dont j'essaie de tout entendre plus que ce que j'avais à offrir. À charge de revanche!

Je ne sais combien de temps encore je jouirai du plaisir d'écrire candidement ce que m'inspirent ce temps et ses tendances presque constamment dictées par la quantité. J'apprécie de pouvoir le faire sans compromission aucune. Je bénis cette possibilité qu'offre Internet d'écrire sans intermédiaire, sans calcul corporatif, sans recherche fébrile du dénominateur commun le plus rentable. Je ne dirai jamais assez que je dois à la petite équipe des Éditions Cybérie à la fois une farouche protection de ma vie privée et le soutien d'une recherche professionnelle riche en hyper-liens.

Pour tout dire, je suis convaincu, en outre, don Quichotte que je suis, qu'une société est plus profondément transformée par quelques centaines ou quelques milliers de citoyens prêts à réfléchir que par des phalanges de consommateurs passifs. À défaut de résolutions, c'est ce pari que j'essaierai de tenir.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie