Dixit Laurent Laplante, édition du 14 janvier 2002

Le Canada tient à être là, mais où?
par Laurent Laplante

Quand le Canada frappe successivement à la porte de Londres et à celle de Washington pour obtenir une place dans l'une ou l'autre des armées en route vers l'Afghanistan, on a l'impression d'entendre un bambin réclamer le droit d'aller jouer avec les grands. Il ne sait pas trop à quoi on joue, mais il se sent seul. Il ignore s'il y a compatibilité entre la formation de ses militaires et les tâches qui les attendent, mais il veut les reconnaître dans les photographies de groupes. Il ne sait pas trop s'il possède les équipements requis ni quelles spécialités peuvent être utiles, mais il affirme être prêt. Il se dispense ainsi de réfléchir à voix haute et dans la transparence au rôle international qu'il entend assumer. Il préfère se mettre à la remorque de puissances impériales, au risque d'être arrimé à leurs caprices et d'encourir des risques décuplés.

Il était assurément attendu que le Canada se porte volontaire dès l'instant où il était question d'envoyer en Afghanistan un contingent international voué au maintien de la paix. Même si les casques bleus ont parfois eu l'air de potiches peu décoratives, dans l'ex-Yougoslavie par exemple, le bilan global des missions internationales auxquelles le Canada a été mêlé demeure digne d'éloges. L'effort canadien prévisible et souhaitable aurait pu et dû porter sur l'amélioration des compétences requises par ces missions, de manière à éviter la répétition de gestes honteux comme ceux qui l'ont déshonoré en Somalie et, surtout, à faire évoluer l'ONU dans le sens d'interventions plus utiles.

En offrant ses services à Londres, qui agit comme sous-traitant des Américains dans la direction de la mission de paix, le Canada demeurait donc dans le champ sinon de ses compétences, du moins de ses habitudes. La difficulté, que le Canada ne semble pas avoir soupçonnée, c'est que l'Europe entend profiter de cette occasion, comme de toutes les autres, pour développer l'embryon d'armée européenne dont elle rêve. Échaudée par les mésaventures yougoslaves et macédoniennes, l'Europe ne cache pas son désir de posséder une force d'intervention rapide d'au moins 50 000 hommes. Le projet laisse les États-Unis dans l'ambivalence. Washington, en effet, n'a évidemment pas d'objection à ce que l'Europe majore ses dépenses militaires, mais préférerait que le contingent européen renonce à son autonomie et se place, comme l'OTAN, sous le commandement américain. Le Canada, qui multiplie les bassesses pour complaire à Washington, ne s'est pas aperçu à temps qu'il dérangeait les plans européens.

N'ayant pas réfléchi avant sa première proposition, le Canada n'allait pas non plus s'interroger avant la deuxième. De peur de perdre la face et de ne pas être au chevet de l'Afghanistan au même titre qu'une vingtaine de pays sérieux , le Canada s'est retourné en catastrophe vers le commandement américain. Du jour au lendemain, la proposition canadienne changeait de nature : il ne s'agissait plus de s'interposer, mais de combattre. Sans transition aucune, le Canada, traditionnellement disponible chaque fois que l'ONU acceptait de s'interposer entre des pays « d'accord pour ne pas s'entendre », s'intégrait à des unités combattantes dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elles s'arrogent le droit de choisir les cibles à leur gré et d'en changer selon le même opportunisme. Le Canada se trouve ainsi lié à un contingent américain qui, dès Bonn, a clairement établi que le gouvernement provisoire de Kaboul ne doit pas nuire à son offensive et que les forces de l'ONU doivent témoigner de la même déférence. Si l'on ajoute à cela que le président Bush a publiquement affirmé l'intention américaine de demeurer longuement en Afghanistan, n'importe quel ministre canadien de la Défense aura compris que les soldats canadiens seront, en tout et partout, pour le meilleur peut-être et sûrement pour le pire, aux ordres aléatoires d'un pays étranger. Si jamais M. Eagleton devait éprouver des doutes sur l'ampleur de la servilité que cela implique, il n'aura qu'à en toucher mot à ses collègues Manley et Collenette qui, eux, n'en sont plus à trier les couleuvres que nos voisins leur demandent d'avaler.

Le Canada passe ainsi, sans expliquer pourquoi, d'un rôle international à l'autre. Il brade l'expérience accumulée au cours de missions de paix au lieu de parfaire la formation de nos militaires en fonction de ce genre d'intervention. Il s'intègre aveuglément à un commandement sur lequel il a d'autant moins de prise qu'il a quêté son admission auprès de lui. Pourtant, les divers partis politiques fédéraux consacrent présentement plus de temps à s'interroger, par militaires retraités interposés, sur la qualité de l'équipement mis à la disposition de l'armée canadienne que sur la vocation de cette armée. Acquérir un autre type de blindés, cela peut titiller l'attention des vendeurs d'armes; savoir si le Canada se voue à la pacification de la planète ou s'il se joint au club des bagarreurs, voilà qui pourrait concerner les citoyens.

Pendant ce temps, le Canada, belliciste improvisé, semble incapable de dépenser d'ici la fin de mars les cent millions de dollars promis en aide à l'Afghanistan par le truchement de l'ACDI (Agence canadienne de développement internationale). Cela ne devrait pas turlupiner M. Martin qui n'aura qu'à promettre une fois de plus une aide qu'il ne verse pas. Mais cela pourrait faire réfléchir ceux qui se demandent si le Canada, sans débat sérieux et public, se fond si totalement dans les perspectives américaines qu'il en oublie ses engagements philanthropiques et s'habitue l'oreille aux bruits de bottes. Le pays passait pour biaisé, mais capable d'initiatives mesurées; il sera désormais confondu avec les États-Unis et traité comme tel. Le pays aura ainsi le pire de deux mondes : il n'encaissera rien des bénéfices pétroliers que les États-Unis entendent extraire de l'Afghanistan et qu'ils planifient depuis des années, mais il aura attiré sur lui l'attention de ceux qui en veulent aux Américains.

Dépenses militaires accrues, autonomie réduite, rôle et image enlaidis à l'échelle internationale, risques décuplés. Magnifique stratégie!

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020114.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2001 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.