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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 31 janvier 2002

Une journée dans la vie politique

Trois hommes : Bernard Landry, Jean Chrétien, George W. Bush. Trois ordres de responsabilité : le Québec, le Canada, les États-Unis. Trois situations différentes, trois ensembles différents de contraintes et de possibilités. Trois manières pour l'art politique de manifester ses grandeurs et ses limites. En un seul et même jour, trois chefs politiques en révèlent beaucoup sur leurs valeurs, leur réalisme, leur crédibilité.

Des trois, le premier ministre du Québec, un peu cruellement, faisait face aux pires défis tout en jouissant de la plus mince marge de manoeuvre. Il est, des trois hommes politiques, celui qui affrontera le plus tôt l'échéance électorale. Sa légitimité de chef est, comme l'était celle du président Bush, plutôt fragile : le président américain n'a été élu que grâce au comportement erratique de la Cour suprême de son pays, tandis que le choix de Bernard Landry par sa députation n'a pas encore été entériné par l'électorat. Dans les circonstances, les démissions qui se sont abattues sur le premier ministre québécois compliquaient gravement une situation déjà délicate.

Ces démissions surprennent et déçoivent. Certes, l'humilité n'a jamais été la vertu pratiquée en priorité par les ténors péquistes : rien de tel, en effet, qu'un parti idéologique pour épanouir chez ses porte-parole la certitude couramment rencontrée chez les possesseurs de la vérité. Cela dit, on aurait pu s'attendre à ce que jouent les réflexes de retenue que devraient avoir développés des politiciens professionnels. Tant de solidarité ministérielle aux heures euphoriques, si peu quand elle importerait. On écoutera désormais avec un certain scepticisme les déclarations par lesquelles les « bons soldats » affirment leur loyauté et se déclarent prêts à servir là où le chef le voudra.

Deux autres observations viennent à l'esprit. D'une part, le fait que le Parti québécois aurait évité ces psychodrames inélégants et inopportuns s'il avait consenti, il y a un an, au débat qui s'imposait lors de la désignation de M. Landry. En faisant l'économie d'un indispensable brassage d'idées, le Parti québécois ne faisait que retarder l'explosion. D'autre part, le fait que les consultations menées par M. Landry n'ont pas eu l'étanchéité souhaitable. Des informations ont filtré qui ont blessé les démissionnaires autant et plus que la démotion dont on les menaçait. Ce n'est pas la première fois que M. Landry accorde sa confiance à des gens qui ne savent pas en jouir sans en abuser. Cela dit, le premier ministre Landry a montré qu'il pouvait se montrer aussi ferme que M. Chrétien tout en traversant une période plus difficile.

À Ottawa, M. Chrétien a été rattrapé par ses tendances lourdes, en l'occurrence une paresse intellectuelle qu'il cultive comme une preuve de son instinct politique. Il a cru, une fois de trop, pouvoir s'en tirer par une pirouette, par un de ses « que voulez-vous? » plébéiens et méprisants. Malheureusement pour lui, la question du sort réservé aux détenus de Guantanamo est devenue trop explosive et médiatisée pour qu'on la traite avec désinvolture. En l'espace d'une minute, M. Chrétien s'est enferré sans rémission. Il a affirmé, ce qui ne pouvait qu'être faux, qu'une entente était intervenue entre les États-Unis et le Canada à ce sujet. Il a ensuite jugé la question prématurée « puisque la Canada n'a pas encore fait de prisonniers », ce qui, photographie à l'appui, s'est révélé aussi contraire aux faits. Le premier ministre canadien a prouvé du coup qu'il n'avait aucune idée du contenu de la Convention de Genève, qu'une réflexion là-dessus ne l'intéressait pas, qu'il était mal informé, qu'il avait renoncé à défendre l'autonomie canadienne et qu'il n'hésiterait jamais à se dispenser de vérifications. C'est beaucoup.

M. Chrétien se sait en position de force. Il l'a démontré en convertissant (?) M. Gagliano en ambassadeur indésiré et en ignorant les protestations d'un autre ministre limogé, M. Gilbert Normand. Il a survécu à tant de bagarres qu'il étendra bientôt une amnésie sélective sur ses plus récentes bourdes. Il n'en demeure pas moins qu'un premier ministre qui se dispense de réfléchir et de s'informer quand son pays pousse la servilité plusieurs crans trop loin occupe un poste qui le dépasse.

Quant à George W. Bush, il est, lui aussi, en position de force et il en profite, lui aussi, pour esquiver les sujets déplaisants. Il cumule ainsi les défauts de MM. Landry et Chrétien : il repousse imprudemment à plus tard ce qui exigerait un redressement immédiat et compte sur sa popularité du jour pour vendre le simplisme de ses vues. Au lieu de s'interroger sur ce qui vaut aux États-Unis leur impopularité largement répandue et donner un sens au compassionate conservatism qu'il promettait lors de sa campagne électorale, le président Bush a persisté à maquiller en lutte contre le mal le recours massif de son administration aux interventions musclées et financièrement profitables. Il a confirmé que les États-Unis attaqueront qui leur déplaît et qu'ils se passeront de l'aval de l'ONU si celle-ci se rebiffe. Il a mis des pays au ban de la communauté internationale sans fournir la moindre preuve à l'appui de ses accusations. Il a complètement escamoté la question des liens inquiétants qui rattachent les pires vampires de l'industrie pétrolière et de la fabrication d'armes aux sphères supérieures de son gouvernement. On a eu droit à un guerrier alors que le monde a besoin d'un visionnaire. On a entendu l'acolyte des grands prédateurs transnationaux alors que les responsabilités d'un président américain comprennent d'abord l'établissement d'un ordre mondial plus juste.

L'invraisemblable approbation que l'opinion américaine accorde au président Bush trompe à la fois le bénéficiaire et les analystes. Dans tous les pays du monde, le recours aux hymnes guerriers enterre les dissidences et agit comme un ciment entre les factions. Margaret Thatcher savait ce qu'elle faisait en contestant à l'Argentine la propriété de quelques îlots rocheux peuplés de moutons. Vladimir Poutine se rendait présidentiel en décrivant la Tchétchénie comme un repaire de terroristes. George Bush père atteignit un sommet de popularité quand il demanda l'appui de son peuple pour abattre Saddam Hussein et protéger les démocraties (?) du Koweit et de l'Arabie saoudite. Que George W. Bush obtienne le même résultat grâce aux mêmes stratégies que ses illustres prédécesseurs, on ne doit pas s'en étonner. Reste à savoir pendant combien de temps le peuple américain acceptera la version présidentielle et verra des terroristes partout où on lui indique.

Au lendemain d'une journée cruciale, c'est, malgré tout, celui qui risquait le plus qui s'en tire de la façon la plus honorable.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie