Dixit Laurent Laplante, édition du 4 février 2002

L'inélégance de la récupération
par Laurent Laplante

La dialectique des sommets traverse une période faste. Davos/New York accueille les grands de ce monde, tandis que Porto Alegre plaide en faveur d'un aménagement économique et industriel à forte teneur humaine et sociale. Un sommet répond au sommet qui répond au sommet... Tout serait clair si les déguisements étaient interdits et si les opérations de récupération ne brouillaient pas la transmission des messages. La condition n'est pas remplie. Le sommet de Porto Alegre subit ainsi un double assaut et côtoie deux précipices. En effet, le sommet social est menacé de manipulation autant par des groupes allergiques à toute discussion que par les visiteurs embourgeoisés en quête d'une seconde virginité politique. D'où, deux risques. Dans un cas, celui d'être discrédité par les casseurs; dans l'autre, celui d'être identifié avec des machines politiques toujours inféodées à la mondialisation la moins contrôlable.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que la recherche d'un aménagement à visage humain et social est induite en tentation de domestication. À Davos, l'habileté manoeuvrière a déjà incité les organisateurs à donner poliment la parole à quelques opposants et à insérer le thème de la pauvreté entre deux discours du FMI et de la Banque mondiale. On espérait ainsi désarmer la contestation et épargner aux forums de Davos les déferlements de Seattle ou de Gênes. La tactique a préservé quelque chose de la sereine altitude de Davos. Elle a surtout donné bonne conscience aux grands intérêts financiers, et des empires comme Monsanto et McDonald ont pu donner l'impression qu'ils tiendraient compte désormais des revendications populaires. Le bilan était moins réjouissant dans l'autre camp. Ce n'est pas attenter à l'honneur de qui que ce soit de penser ceci : les contestataires qui avaient accepté l'invitation de Davos ont servi de faire-valoir à une mondialisation toujours intransigeante, mais plus habile. La contestation devait s'ajuster sous peine de récupération.

Le premier sommet de Porto Alegre marqua un tournant à la fois stratégique et tactique. La contestation inventait une troisième voie : ni l'affrontement dans la rue, ni l'intégration imprudente au cercle des prédateurs, mais un sommet parallèle. L'idée ne manquait pas de panache ni de sain calcul politique. Car ils sont nombreux ceux et celles qui refusent le capitalisme sauvage, mais qui ne se résignent pas à ce que la violence soit le seul mode de protestation. À se laisser emporter par la provocation des gouvernements et des forces de l'ordre, la contestation risquait l'opprobre public et le discrédit. La troisième voie évitait les deux écueils. L'idée de s'éloigner des rencontres du grand capital, de faire mine de les ignorer et de tenir des réunions indépendantes comportait de multiples avantages. La contestation, en se dégageant des images de violence et du simplisme des médias, s'obligeait à proposer quelque chose et à définir un discours spécifique. À des milliers de kilomètres l'un de l'autre, deux forums se disputaient la faveur de l'opinion publique. Tout ne pouvait plus se résumer à la transformation de centres-villes en camps fortifiés et aux scènes filmées de matraquage.

Le 11 septembre est alors intervenu dans une dialectique en train de tourner à l'avantage de Porto Alegre. Davos, après un quart de siècle, séduisait moins les médias que l'initiative de Porto Alegre. Le 11 septembre, en poussant à l'incandescence l'obsession de la sécurité, rendit la vie encore plus difficile pour le gratin de la mondialisation. Davos, qui se définit comme un forum et non comme un lieu de décision de l'OMC ou du FMI, risquait d'être quand même entraîné dans la surenchère des précautions et des mobilisations policières. Cela intéressait de moins en moins la paisible Suisse et tout aussi peu les responsables du forum. En plus, comme le souligne Le Monde, il devenait ardu de déplacer vers Davos les centaines de sommités américaines forcément soumises par leur gouvernement à des mesures de sécurité frôlant la paranoïa. C'est dans ce contexte qu'a surgi l'idée de déplacer le forum de Davos à New York. Les relationnistes de service maquillèrent ensuite le déménagement en démonstration de solidarité... Du coup, la réunion des tenants de la mondialisation reprenait du relief. Porto Alegre, me semble-t-il, conservait pourtant l'avantage. Davos-New York n'attirerait l'attention des médias que si la violence y éclatait.

C'était compter sans les nouvelles astuces de la récupération. Fort sagement, les responsables du sommet social fermèrent le campus aux groupes révolutionnaires trop clairement identifiés, de manière à tracer une ligne de démarcation très nette entre leur style de protestation et le recours délibéré àa la violence. Cela protégeait un flanc du sommet social, mais un flanc seulement. La récupération n'avait pas dit son dernier mot. Porto Alegre vit donc arriver, par délégations complètes, les bonnes âmes en provenance des pays nantis qui, sans renoncer à bénéficier de la mondialisation sauvage, tenaient à se faire photographier avec les opposants à la même mondialisation. On assista alors à d'assez belles démonstrations d'ubiquité et d'ambiguïté. Le Québec, par exemple, se ferait valoir dans les deux vitrines et se prononcerait pour l'incontournable ZLÉA tout en s'associant à ceux qui s'y opposent. Il irait à Porto Alegre tout en conservant avec Davos-New York les bonnes relations qui remontent au moins à l'intimité (?) entre la dynastie Rockefeller et Robert Bourassa. Les gouvernants du Québec et du Canada partageraient l'inquiétude de Porto Alegre au sujet de l'Argentine, mais s'emploieraient discrètement à convaincre l'OMC des vices lèse-capitalisme d'Embraer. Le Québec, en particulier, se ferait insistant devant tous les micros disponibles : il n'allait pas rater l'occasion, surtout à l'approche d'une campagne électorale, de ratisser large et de renouveler son répertoire social-démocrate. Après tout, on peut avoir le coeur à gauche sans que le portefeuille quitte la droite.

Ce qui est particulièrement indécent, c'est la ronronnante verbosité que se permettent les possédants du Nord dès qu'un média les interroge sur leur « implication » dans le sommet social de Porto Alegre. Au lieu de se mettre, au moins pour quelques minutes, en mode écoute et de renvoyer les médias paresseux aux gens ordinaires qui ont créé ce sommet, nos délégués autopropulsés ergotent, enseignent, expliquent. Récupèrent. Ce que les casseurs n'ont pas réussi, peut-être la sirupeuse sympathie du Nord le réussira-t-elle. La menace qui pèse sur Porto Alegre ressemble à celle qui, depuis toujours, édulcore les réformes politiques en leur rognant les griffes. Des sourires, des engagements mous, des éloges, puis rien, sinon une perte d'enthousiasme chez les militants antimondialistes. Ils en arrivent à se demander si la troisième voie n'est pas aussi minée que les deux autres. Pour les ministres de gouvernements qui soutiennent Bombardier et General Motors à coups de centaines de millions, Porto Alegre constitue au mieux une astuce, au pire la cynique récupération d'un message nécessaire.

Il ne fallait pas y aller? Ce n'est pas ce que je dis. Idéalement, il aurait fallu choisir, mais c'était peut-être trop demander. On aurait pu, cependant, si l'on tenait tant à aller à Porto Alegre, s'y faire discret, se taire et écouter. Cela aurait ressemblé à un début de respect.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020204.html

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