Dixit Laurent Laplante, édition du 7 mars 2002

La Sirius de certains sénateurs
par Laurent Laplante

Comme s'ils tenaient à provoquer de nouveaux commentaires désobligeants sur la pertinence de maintenir le Sénat canadien, un comité de cette chambre haute a tenu récemment des propos sidérants sur le terrorisme et sur l'urgence d'accroître massivement les dépenses militaires du pays. L'analyse offerte par les sénateurs au soutien de leurs recommandations pèche tellement par son simplisme qu'on ne peut croire à un effort sérieux de cueillette des données et encore moins à une réflexion minimale. Sans surprise, une analyse aussi déficiente débouche sur des recommandations qu'il faut qualifier de farfelues et qu'il convient de pousser vers l'oubli.

Ce comité sénatorial juge que le Canada ne peut assumer ses responsabilités ni en matière de sécurité intérieure ni sur la scène internationale s'il n'accroît pas immédiatement et massivement ses dépenses militaires. Massivement est d'ailleurs un euphémisme, car les sénateurs fixent à quatre milliards l'injection urgente de fonds supplémentaires. Et cela, en prétendant se montrer raisonnables. Verser dans un tel délire au moment même où le gouvernement central et les provinces cherchent l'argent requis par les soins de santé, c'est faire la preuve qu'on habite la lointaine Sirius.

Les récentes années et les multiples missions d'interposition effectuées par le Canada pendant cette période devraient pourtant guider l'analyse. Le Canada fait oeuvre utile et conforme à sa taille s'il fournit son concours chaque fois que l'ONU obtient de pays dressés l'un contre l'autre qu'ils consentent à une coexistence pacifique et acceptent une force d'interposition. Le défi ainsi lancé au Canada est de recruter et d'entraîner ses militaires dans cette perspective. Jusqu'à maintenant, le Canada, tout en participant généreusement à diverses missions, n'a pas poussé cette logique à son terme, son armée encore moins que ses élus. On a continué à courir deux lièvres à la fois, à embaucher et à former des soldats au sens classique du terme tout en leur confiant presque exclusivement des missions de pacification. Quand certains de ces militaires formés de façon schizophrénique se sont retrouvés en Somalie, ils n'étaient visiblement pas préparés de manière adéquate.

Depuis lors, la hiérarchie militaire a quand même continué à rouler dans ses ornières : elle a continué à se plaindre de sous-financement, à réclamer des équipements dernier cri, à ne pas choisir entre la main tendue et le style couteau entre les dents, à utiliser sa propre justice opaque et biaisée pour juger les délinquants. Elle a seulement appris, ainsi qu'en témoigne sa guérilla contre Art Eggleton, à contredire publiquement les politiciens pour ne pas être ridiculisée à leur place. L'armée cumula ainsi le pire des deux mondes : elle n'eut pas la quincaillerie désirée et elle continua à ne pas savoir à quoi préparer les soldats. Aujourd'hui, un comité sénatorial vient bénir l'engouement militaire pour les gadgets meurtriers et encourager l'armée à se faire plus guerrière. Il ne voit pas de contradiction à ce que le Canada, qui a beaucoup investi dans l'élaboration d'un protocole contre les mines anti-personnel, participe en Afghanistan à un conflit qui recourt aux mines de ce type plus vite que ne progressent les équipes de déminage ou qui, gros progrès, leur préfère les bombes à fragmentation.

Sur cette lancée, pour bien montrer qu'il est ici question du bon vieux courage viril (?) et militaire, le comité, à toutes fins utiles, se désintéresse des missions de paix. Il faut, conclut-il, moderniser l'équipement et préparer les soldats au combat. Il y va, déclare le comité, de l'autonomie canadienne, de notre sécurité et de notre solidarité avec les valeurs occidentales. Rien de moins. Le problème, c'est que rien de ce cocorico ne résiste à l'examen.

Si, en effet, l'on s'abandonne un instant à ce penchant guerrier, on se retrouve dans l'illogisme et le gaspillage. Ce n'est pas dans la guerre qu'est l'avenir de l'humanité ou la meilleure vocation canadienne, mais dans l'effort de paix. Ce n'est pas en emboîtant le pas au bellicisme américain que le pays renforcera sa spécificité, mais en collaborant encore plus qu'avant à la concertation internationale vers la défense et le maintien de la paix. Miser sur l'arsenal militaire et la formation de guerriers, c'est forcément se soumettre à la puissance américaine qui mène ses guerres à son gré, selon ses intérêts strictement nationaux et sans la moindre reddition de compte à l'ONU. S'ils ne devaient pas favoriser la dépendance canadienne à l'égard des États-Unis et détourner le pays de la solidarité avec des égaux plus sereins et des partenaires plus pacifiques, les milliards réclamés par l'armée et les sénateurs feraient rigoler : que représentent, en effet, ces quatre milliards canadiens à côté des 400 milliards annuels promis par l'administration Bush au complexe industrialo-militaire des États-Unis? Poser la question, c'est en mesurer l'inanité. Ce que dépense le voisin lui donne les moyens de se défendre seul contre quiconque et d'agresser qui lui déplaît; ce qu'on nous demande de faire ne nous rend ni plus capables de nous défendre ni plus importants dans les calculs de Washington. Alors?

La solution sensée passe non par des dépenses de quincaillerie, mais par la consolidation du savoir canadien en matière d'interposition et de pacification. Si telle est l'orientation souhaitable, la santé recevra des milliards avant l'industrie militaire.

Un mot sur les « révélations » de nos sénateurs sur le nombre de débardeurs affligés d'un dossier criminel et sur la coûteuse surveillance qu'ils souhaitent instaurer dans les ports. La situation est assurément regrettable, mais elle est depuis longtemps connue. Au moins depuis que le Conseil du port de Montréal a reçu, fin décembre 1967, un rapport de 300 pages signé Jules Deschênes, du nom de celui qui allait devenir juge en chef, et portant spécifiquement sur « les vols et pillage » dans ce port. Si nos sénateurs veulent élargir leur horizon, ils peuvent, en plus de lire ce document et ses recommandations, s'intéresser à l'entente intervenue pendant la guerre de 1941 à 1945 (dates américaines) entre le gouvernement américain et le mafioso « Lucky » Luciano alors emprisonné. Ils y apprendront que le crime organisé était alors si puissant dans les ports américains qu'il fallut obtenir son aide pour suivre les mouvements des sous-marins allemands le long de la côte Atlantique. Que le problème ne soit pas résorbé soixante ans après l'accord qui a permis à Luciano, sitôt la guerre finie, de regagner sa Sicile et trente-cinq ans après le rapport Deschênes, c'est bien possible. Cela, cependant, ne prouve pas que ben Laden ait pris le contrôle des ports et qu'il faille aujourd'hui affecter deux policiers armés à chaque conteneur.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020307.html

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