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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 28 mars 2002

Les inquiétantes justices parallèles

Saint Louis, paraît-il, rendait justice sous un chêne. Le côté bucolique de l'activité ne doit pas occulter le plus important : la justice du roi croisé menait ses enquêtes et prononçait ses arrêts en public. Dans divers domaines et sous diverses influences parmi les plus lourdes, cette précieuse transparence est aujourd'hui menacée. Quand l'administration Bush met sur pied des tribunaux militaires pour juger des prisonniers de guerre et quand des autorités religieuses se démènent pour régler à huis clos les problèmes cléricaux de pédophilie, la justice se rapproche de l'ombre. Elle retient alors, au lieu de la transparence du monarque français, le moins beau côté de son administration de la justice : le fait que saint Louis cumulait les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire et devenait ainsi juge et partie. Recul inquiétant.

Dans le cas d'abus sexuels commis par des membres du clergé, il est manifeste, malgré les dénégations, que les autorités religieuses ont eu et ont parfois encore tendance à dissimuler les faits et à se constituer en seul tribunal compétent. On réprimande l'abuseur, on l'expédie dans une autre paroisse ou dans un établissement éloigné, on lui accorde une sorte de discrète immunité et on accorde à l'institution une régalienne absolution. Au besoin, on achète le silence des familles. Ce triste ensevelissement du crime, affirme-t-on, est en heureuse voie de disparition. Il se peut. Des abus continuent toutefois à se commettre, en quantités que l'on souhaite décroissantes, et dont on tente toujours de circonscrire la révélation. De récentes déclarations vaticanes, équivoques à souhait, ont d'ailleurs démontré que l'Église, en maints pays, s'attribue encore le droit de sanctionner ces crimes à sa manière. Ou de ne pas les sanctionner. Que l'épiscopat canadien ait aussitôt affirmé une politique différente est à son honneur. Il n'est pourtant pas dit, même dans ce cas, que le secret cède toujours le pas à l'exercice prévisible, normal et public de la justice.

Jusque dans l'hypothèse où la propension au secret et aux discrets compromis serait en recul, on doit constater et rappeler que les autorités religieuses ont longtemps désobéi non pas seulement aux exigences de la décence, mais à la loi civile la plus explicite. Au Québec, par exemple, la loi fait à tous - à tous - l'obligation de signaler au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) tout abus - tout abus - commis aux dépens d'un enfant. Qu'un évêque ou un supérieur ecclésiastique soit mis au courant de la perpétration d'un abus par un membre du clergé et n'en saisisse pas l'autorité civile identifiée par la loi, voilà qui accorde à l'abuseur une protection illégale. Ne pas prendre conscience de l'illégalité de ce silence laisse entendre que l'instance religieuse effectue dans l'ensemble de la législation civile un tri arbitraire et inadmissible. Bien sûr, le secret de la confession peut être en cause et poser des questions épineuses, mais qu'on y pense à deux fois avant de soustraire à l'obligation du signalement même l'abus révélé dans ce cadre. Après tout, le législateur a aussi établi une liste de maladies à déclaration obligatoire et il n'a pas jugé que le secret du cabinet médical avait préséance sur la protection de la société. Au nom de quoi un mutisme serait-il plus justifié que l'autre?

Dans un autre domaine, celui de l'armée et des services policiers, les événements de septembre ont sensiblement renforcé une tendance analogue à la confusion des rôles et au régime d'exception. L'armée n'avait pourtant nul besoin d'être incitée à se croire au dessus des lois communes. Quand un militaire mérite d'être traduit en justice, ses juges ne devraient pas être en situation de conflit d'intérêts. Les événements somaliens devraient l'avoir démontré. Les juges ne devraient pas faire partie de l'armée, de manière à ne pas être tentés de préserver le prestige d'un uniforme commun à l'accusé et aux membres du tribunal. Que des militaires jugent un militaire suscite tous les risques inhérents à une justice partiale. Les cours martiales, en dehors des rares cas où la révélation de la trahison ou de l'espionnage mettrait en cause la sécurité du pays, constituent donc un anachronisme, un risque d'opacité, un conflit d'intérêts, une négation du principe voulant que tous soient égaux devant la loi. Et devant la même loi.

Par suite des attentats de septembre, toute évolution vers une administration unique et universelle de la justice s'est interrompue et même inversée dans plusieurs pays, mais surtout aux États-Unis. L'équipe du président Bush joue, en effet, sur tous les tableaux et s'octroie le droit de recourir à divers systèmes judiciaires et, au besoin, d'en créer de nouveaux. Dans tel cas, les tribunaux réguliers sembleront suffisants. Dans tel autre, le tribunal régulier sera astreint à d'arbitraires escamotages de la preuve. Dans un autre encore, c'est un tribunal militaire que l'accusé devra affronter. Même si M. Rumsfeld promet que les procès conduits par les tribunaux militaires seront justes, équitables et crédibles, on sait déjà que la poursuite aura une grande latitude pour exiger le huis clos ou pour refuser, sous prétexte de sécurité nationale, l'accès à toutes les pièces du dossier. L'acte de foi se substituera à la justice à ciel ouvert. On ne comprend d'ailleurs pas comment on peut faire comparaître devant des tribunaux militaires des gens auxquels on refuse le statut de prisonniers de guerre. Et on ne justifiera pas plus aisément qu'une opération militaire censément vouée à la défense de la liberté et des droits fondamentaux connaisse comme dénouement des emprisonnements scandaleusement prolongés et la négation de tous les droits normalement reconnus aux prisonniers de guerre comme aux accusés de droit commun.

Les tenants de l'État de droit ne ratent aucune occasion de souligner que la société, malgré tout, se porte mieux lorsqu'elle fonctionne selon les exigences de la transparence et de l'équité. On présume encore l'innocence lorsque l'évadé du pénitencier est repris à cent lieues de son lieu de détention et enregistre quand même un plaidoyer de non culpabilité. Le commun des mortels voit là une insulte au bon sens, mais s'incline quand on lui dit que mieux vaut laisser dix coupables en liberté que d'incarcérer un innocent. Tel est le fondement légal et judiciaire d'une société imparfaite, mais prévisible, civilisée et éprise d'équité. Ce fondement, malheureusement, s'effondre si certains membres de la société, parce qu'appartenant au clergé ou à l'armée, s'octroient un statut différent ou dénient à certains groupes les avantages de la loi universelle. Les justices parallèles sapent les bases même de la société qu'elles prétendent défendre. Quand ce sont les institutions elles-mêmes qui s'adonnent à ce travail de sape, il est temps de se poser la question classique : « Si le sel s'affadit, avec quoi le salera-t-on? »


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie