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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 avril 2002

Et ce devoir d'ingérence?

Même si Israël met tout en oeuvre pour éloigner les médias de ses opérations militaires, on en sait assez long pour baigner dans la tristesse, la stupeur et la honte. Tristesse en constatant que se poursuit en Palestine la dépossession entamée il y a des décennies. Stupeur parce qu'un peuple martyrisé hier par le nazisme laisse aujourd'hui son État se complaire dans l'abus de force et se conduire comme les pires armées d'occupation. Honte quand la communauté internationale assiste aux assassinats, aux enlèvements, aux exactions sans lever le petit doigt. Heureusement, le ton change, à tel point qu'on espère - presque - un réveil du devoir d'ingérence dont on se gargarisait il y a peu dans certaines capitales.

Rappelons aux fins de clarification que l'Europe porte de lourdes responsabilités dans la crise du Proche-Orient. Les puissances coloniales, la France et l'Angleterre au premier chef, ont régné longuement sur ce coin du monde et en ont trituré la géographie et la politique selon leurs intérêts impériaux. Avant même que se manifeste la boulimie américaine en matière de ressources énergétiques, le canal de Suez et l'Anglo-Iranian Oil suscitaient les convoitises européennes et créaient des relations de dominants à dominés entre le monde des Lumières et celui des vassaux. Quand l'Occident pris enfin conscience des crimes de l'Allemagne nazie et chercha à rassurer de façon définitive les survivants des fours crématoires, c'est encore aux confins des empires coloniaux que l'on chercha les moyens de réparer les méfaits européens : le Proche-Orient, auquel on ne pouvait rien reprocher, fit les frais du rescapage. L'ingérence de l'Europe et de la communauté internationale était tangible, mais unilatérale et passablement amnésique. Que cette ingérence se veuille aujourd'hui plus respectueuse des diverses préférences, on doit s'en réjouir, mais comme d'une prise de conscience terriblement tardive.

L'ingérence américaine est aujourd'hui manifeste, mais elle n'a encore aucune propension à l'équilibre. Les États-Unis, arrivés sur les lieux après les Européens, ont vite appris eux aussi à « assouplir » les frontières et à parsemer le Proche-Orient d'émirats et d'États pétroliers dépositaires de ce que Washington appelle les intérêts américains. Ce réaménagement des lieux fit vite sentir la nécessité de relayer la puissance américaine dans la région par un État tour à tour tampon ou policier. Il fut un temps pourtant pas si lointain où l'Iran d'un monarque despotique jouait ce rôle. Lorsque la révolution islamique bouleversa le décor, Israël avait atteint un stade avancé de développement et de force et pouvait prendre le relais. La jonction s'effectua tout naturellement entre le géant américain et le jeune État israélien qui, pour cause, n'a jamais cessé d'être perçu comme le verrou américain sur le Proche-Orient. Les États-Unis ne demandaient pas mieux que de traiter désormais avec un État où la direction de l'État et de l'armée allait, pour longtemps, appartenir aux ashkénazes occidentalisés et instruits plutôt qu'aux sépharades plus pauvres et moins préparés aux exigences modernes. Israël possédait en plus, aux yeux de la géopolitique américaine, le douteux « avantage » d'être à jamais isolé dans l'océan arabe : l'État hébreu ne pourrait jamais modifier ses alliances et faire faux bond à Washington. En contrepartie, l'ingérence américaine dans la région ne bénéficiait qu'à Israël.

Cela n'a pas changé. Les États-Unis, bon an mal an, versent trois milliards à Israël au chapitre de l'aide militaire. Washington tolère en outre, en violation de ses propres lois, qu'Israël use de cette aide à son gré, revende à l'Afrique du Sud de l'apartheid telle technologie ou lance contre les Palestiniens les F-16 fournis à d'autres fins. Complément non négligeable de cette ingérence sans équité ni transparence, les États-Unis ont constamment utilisé leur veto onusien pour soustraire Israël à la réprobation mondiale. Tant mieux si les deux récentes résolutions du Conseil de sécurité ont reçu l'aval américain; attendons quand même de voir la suite. L'ingérence américaine semble, en effet, s'orienter, à l'instigation d'Ariel Sharon, vers la déportation forcée de Yasser Arafat en direction du Maroc. Si tel est le cas, on peut craindre que les États-Unis, comme ils viennent de le faire en Afghanistan, remplacent Yasser Arafat par un gouvernement palestinien fantoche et lui confient l'État palestinien toujours à naître. Les Palestiniens se partageraient alors en partisans et en adversaires du nouveau gouvernement et s'entretueraient pour le plus grand plaisir d'Ariel Sharon. Le président Bush se féliciterait d'avoir recouru à la bonne forme d'ingérence et résolu la crise du Proche-Orient.

À côté de la timide ingérence européenne et de l'ingérence déferlante des États-Unis, y a-t-il une ingérence du monde arabe? À peine. Certes, la proposition du prince Abdallah témoignait d'une certaine solidarité, mais on sait ce qu'en a fait le sommet arabe. On veut bien détester Israël et prendre verbalement la défense des Palestiniens, mais on ne veut surtout pas les accueillir sur son sol. On les sait agités et on redoute que leurs attentats attire la foudre israélienne sur les pays d'accueil. Donc, palabres et non-ingérence.

On aura compris qu'il faut davantage. L'Europe ne se dédouanera pas en insistant poliment pour qu'on rétablisse les lignes téléphoniques d'Arafat. Kofi Annan ne pourra pas briguer un autre prix Nobel de la paix s'il se borne à inviter l'Autorité palestinienne et Israël à l'amour mutuel. Les États-Unis ne corrigent en rien leur manque de crédibilité s'ils suréquipent militairement l'un des belligérants et contribuent à décapiter l'autre politiquement.

Et le Canada? La première forme d'ingérence utile qui soit à sa portée, c'est celle de la dignité. Sous la gouverne d'un chef politique qui fit autrefois campagne contre le libre-échange, le Canada a atteint des sommets de servilité et de silencieuse insignifiance. Le gouvernement Chrétien est si pleutre face à Washington qu'il n'ose pas ratifier le protocole de Kyoto; il y gagnerait de ne plus être tenu pour acquis. On est si loin d'une ingérence minimale qu'on regarde ailleurs quand se commettent les assassinats, les exécutions sommaires, le transfert du pouvoir judiciaire à des généraux survoltés. Ainsi, quand M. Chrétien s'aventure à traiter du Proche-Orient, c'est pour ânonner un discours à la Bush : « Le Canada comprend qu'Israël a besoin de se défendre, mais il faudrait éviter la force excessive... »

Celui qui n'exprime pas d'opinion est facile à confondre avec celui qui ne pense pas. Nous ne sommes plus au temps de Fatima, mais le message perdure : « Pauvre Canada! » Et, en l'absence des ingérences souhaitables, pauvres Palestiniens.


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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie