Dixit Laurent Laplante, édition du 22 avril 2002

La demie d'une élection à demi française
par Laurent Laplante

Qu'il soit permis de le dire à une collectivité qui donne volontiers des leçons urbi et orbi, la France a toutes les raisons, au lendemain du premier tour de l'élection présidentielle, de se sentir plus ridicule que coupable. À force de préférer le mieux au bien et le parfait à l'accessible, elle a réussi à soumettre le pays à une alternative bête à pleurer : la droite ou l'extrême-droite. Seule et maigre consolation, dont elle ne tardera sûrement pas à se servir, la France peut imputer à autrui une part de ses dérapages. Consolation un peu plus substantielle, le choix aberrant de la France fait savoir à l'hégémonie israélo-américaine qu'on ne peut bafouer le droit sans mettre en branle des forces redoutables qu'il est impossible de bombarder.

Calmons d'abord le jeu : que Le Pen fasse partie de l'alternative finale de l'élection présidentielle française est une honte et un embarras plus qu'une tragédie. La gauche s'est servi à elle-même et à l'échelle de la France la potion qu'une certaine gauche québécoise s'est versée lors de l'élection dans le comté de Mercier : elle a si bien atomisé sa clientèle que la circonscription a basculé dans l'autre camp. La gauche française, qui s'est fragmentée jusqu'à la bêtise, rougira sans doute de devoir maintenant voter pour Chirac, mais elle ajouterait le déshonneur aux erreurs stratégiques si elle ne distinguait pas entre la xénophobie de Le Pen et l'affairisme snobinard de Chirac. On peut présumer que la gauche, Jospin en tête, acceptera de payer d'un appui à Chirac le plaisir adolescent qu'elle s'est octroyée en se morcelant en différentes nuances de gris pur, de gris pâle, de gris perle et de gris anthracite. Chirac, moindre mal, doit obtenir et obtiendra l'appui d'une gauche dont l'émiettement a contenté tel ego et réduit injustement l'appui dû à Jospin. Ne redoutons donc pas plus qu'il ne faut l'élection d'un Le Pen.

Cela dit, le premier tour de la présidentielle française jette un éclairage utile sur l'évolution de la planète. Ils sont nombreux, en France et ailleurs, à constater que la règle de droit ne veut plus rien dire, nombreux à noter que les conventions internationales sont quotidiennement bafouées en Afghanistan, à Guantanamo, au Proche-Orient, nombreux et excessivement nombreux à ne plus faire confiance au bon sens et à la mesure. Aux yeux du citoyen moyen et de la démocratie classique, à quoi sert de peaufiner le choix politique et de valoriser les options nuancées quand la force importe plus que le droit? Pourquoi la France, comme ceux qui triomphent ailleurs aujourd'hui, ne parierait-elle pas sur l'affirmation tonitruante et sur la mise au rancart de deux siècles de conquête des libertés? S'il faut s'en remettre à l'instinct et aux préjugés, pourquoi pas les penchants français plutôt que le fanatisme israélien et la suffisance américaine? Que parmi les penchants français il y ait la tentation xénophobe, cela, s'est-on dit, n'est pas plus condamnable que l'habitude israélienne de se donner raison contre le consensus international et l'exigence américaine de s'accorder en toutes choses un statut particulier. Une part au moins de l'opinion française a voté pour que la France aussi prenne ses distances par rapport à la coexistence, au pluralisme, aux concessions. Israël et son parrain américain ne sauraient nier leur responsabilité dans la désaffection française à l'égard de ces valeurs.

On doit espérer que la France se réveillera à temps pour limiter les dégâts. Certes, il faut regretter que soit disparue l'hypothèse d'une présidence plus soucieuse d'équité, mais le dépit doit se résorber et l'électorat doit s'exprimer puissamment contre la xénophobie de Le Pen. Ce devoir s'impose d'autant plus que l'environnement européen s'est fragilisé : l'Italie vit son propre ébranlement des valeurs à cause de la confusion que cultive Berlusconi entre l'État et son jardin personnel, et l'Allemagne craint que la crise du Proche-Orient réveille ses anciens démons. On avait redouté il y a à peine quelques années, moi comme d'autres, que l'Autriche renoue avec le racisme et l'on s'était réjoui que l'Europe hausse le ton devant un risque pourtant circonscrit. Que la France soit à son tour touchée et que son dérapage survienne au moment où l'érosion de l'État de droit se fait redoutable autour d'elle et dans le reste du monde, voilà qui constitue une menace d'un autre ordre.

Et la suite des choses? On doit espérer que Chirac, une fois porté au pouvoir par une étrange coalition politique, mesurera sa propre responsabilité dans les tristes succès de l'extrême droite. À force de dramatiser le thème de la sécurité, il a réussi, sans doute mieux qu'il le souhaitait, à convaincre les Français que la violence des rues exigeait des gestes draconiens. Il a si bien exploité ce thème qu'une partie de la France a conclu à l'urgence de l'extrémisme. De retour à la présidence, Chirac devra se conduire en apprenti sorcier quelque peu repentant. Il devra aussi y penser à deux fois avant de jeter son poids dans la campagne électorale destinée à renouveler l'Assemblée nationale. Mieux vaut l'inconfort de la cohabitation avec une gauche qui entre en réflexion qu'une gouvernance de droite où les équipiers de Le Pen auraient plus de poids.

P.S. Un lecteur m'ayant signalé une erreur, qui ne sera sans doute pas la dernière, l'avant-dernière phrase a été remaniée. Je le remercie. (23 avril)

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020422.html

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