Dixit Laurent Laplante, édition du 20 mai 2002

Sophismes divers pour polluer impunément
par Laurent Laplante

Le Canada a déjà fait son lit au sujet du protocole de Kyoto, mais il prétend en être encore au stade de la négociation et de la réflexion. Il va même jusqu'à se pourfendre de quatre scénarios dont l'objectif commun est de décrire l'industrie pétrolière du Canada comme la victime des écoterroristes et de la dispenser de tout effort sérieux contre les gaz à effet de serre. Ces louvoiements causent un dommage observable à l'échelle internationale; le Canada, en effet, a tant surtaxé la patience de ses partenaires, surtout en Europe, qu'ils nous considèrent à juste titre comme de mauvais coucheurs ou de serviles adeptes du laisser-faire américain. À l'intérieur des frontières canadiennes, les retombées indésirables sont tout aussi affligeantes, car il devient patent que les grands pollueurs ne seront pas les seuls payeurs ni même, semble-t-il, les principaux. De quoi avoir honte.

Resserrons d'abord le débat. Le protocole de Kyoto, pour nécessaire qu'il soit, n'est qu'un pas vers un sain contrôle des émanations indésirables. Il n'est pas assorti de sanctions et n'oblige que moralement. En outre, il est sans effet sur les pays qui, comme les États-Unis de façon certaine et le Canada de façon plus que probable, refuseront de le ratifier. Il constitue néanmoins un geste éthique, ce qui, il est vrai, n'émeut guère certaines consciences. D'autre part, il s'en trouve qui, sincèrement ou par calcul, doutent encore soit de l'influence des gaz à effet de serre soit de la contribution humaine à l'accroissement de ces gaz. Ceux-là souligneront, par exemple, que le Gulf Stream, à lui seul, influe plus lourdement sur le réchauffement que l'ensemble des activités rattachées au pétrole, automobile comprise. Il deviendrait donc futile de freiner l'exploitation pétrolière puisque la pollution qu'elle entraîne serait négligeable par rapport à ce que la nature se permet.

(Pour demeurer un peu sérieux, je n'insiste pas plus que nécessaire sur les propos du ministre fédéral qui, ces jours derniers, voyait des aspects positifs au réchauffement de la planète : il en attend une fonte des glaces et une accélération du transport maritime dans le passage du Nord-Ouest! À celui-là, conseillons la lecture d'un document publié il y a un quart de siècle par le très fédéral ministère des Affaires indiennes et du Nord : Le capitaine J.-E Bernier et la souveraineté du Canada dans l'Arctique (Yolande Dorion-Robitaille, 1978). Qu'il s'enquière aussi des randonnées effectuées par le Manhattan américain dans des eaux censément canadiennes, mais où les bâtiments canadiens circulent bien peu. Il découvrira que ce n'est certes pas le Canada qui gagnerait à ce que fondent les glaces arctiques. Peut-être se demandera-t-il alors quelles dévastations causerait un accident à la Exxon Valdez dans ce passage.)

Cela dit, la prudence scientifique est utilisée d'étrange façon si on lui fait dire que la théorie des gaz à effet de serre n'est justement qu'une théorie et qu'il est préférable d'attendre des certitudes plus tranchées pour mobiliser la planète contre le réchauffement. D'une part, le consensus est suffisamment large chez les scientifiques, depuis Hubert Reeves jusqu'à Claude Villeneuve en ce qui concerne le Canada, pour que le réchauffement de la planète soit considéré comme un fait et non comme une probabilité parmi d'autres. D'autre part, même si la contribution imputable à l'activité humaine ne se compare pas aux forces de la nature et particulièrement à celles des océans, il est pourtant établi que l'homme cause certains dommages et qu'il a prise sur cette partie du problème. N'être que partiellement responsable du réchauffement n'autorise pas l'homme à se conduire en apprenti-sorcier. S'il fallait attendre de connaître le parcours précis de chaque spermatozoïde pour conclure à la fécondité, le condom n'existerait pas encore...

Le Canada finasse quand même. Il finasse même au point que sa mauvaise foi est patente. Il a déjà obtenu que ses forêts soient considérées comme des sauvegardes et lui soient créditées comme s'il s'agissait d'un effort canadien contre les gaz à effet de serre. Cela était déjà peu glorieux de la part d'un pays qui, per capita, fait partie des pires pollueurs de la planète et qui, depuis dix ans, a augmenté ses émissions polluantes de 20 pour 100 après s'être engagé à les réduire de 6 pour 100 au cours de cette période. Mais voici que le même Canada brandit de nouveaux sophismes : il exige, avant de ratifier le protocole de Kyoto, qu'on verse à son actif le pétrole et le gaz qu'il vendra aux États-Unis et qui, dit-il, se substitueront au charbon. Puisque les ventes canadiennes aideront à réduire le recours au très polluant charbon, le Canada veut être récompensé! Rien ne garantit toutefois que la consommation gargantuesque de l'industrie américaine n'engloutira pas le gaz et le pétrole canadiens sans pour autant bouder le charbon. Et quelle nouvelle astuce inventera-t-on par la suite?

À sa propre population, le Canada présente maintenant, comme s'il était déchiré entre diverses hypothèses, quatre scénarios qui maintiennent le pays dans ses mauvaises habitudes. Le plus aberrant des quatre, c'est celui qui vient d'être évoqué : le Canada obtient d'être récompensé pour ses ventes de gaz et de pétrole aux États-Unis. Dans ce cas, l'industrie pétrolière et gazière continue à rouler carrosse : elle n'a rien à changer. Dans un autre scénario, le coût des mesures préventives incombe aux grands responsables de la pollution, c'est-à-dire à l'industrie pétrolière et gazière. Autant dire à une industrie concentrée dans la prospère Alberta. On évoque ici, en se basant sur les prévisions passablement alarmistes de l'industrie, une dépense annuelle de 500 millions par an pendant une décennie. Il y aurait quelque justice à ce qu'il soit ainsi, mais on imagine sans peine la réprobation qu'encourrait le gouvernement Chrétien dans une région sympathique à l'Alliance canadienne. Le côté paradoxal du plaidoyer pétrolier contre ce scénario du « pollueur-payeur », c'est qu'il prédit des jours sombres pour l'industrie canadienne si elle doit affronter la rivale américaine en portant un tel fardeau. On aurait pourtant pensé qu'il s'agit de la même industrie...

Les deux autres scénarios constituent des variations sur le thème d'un partage des coûts. Un peu plus ou un peu moins sur les épaules de l'industrie pétrolière, un peu plus ou un peu moins sur le dos des consommateurs et des autres secteurs industriels. Le pollueur privatise ses dividendes et socialise les coûts de sa pollution

Dès maintenant, on peut craindre que le Canada, sous la pression conjugée de Washington et de l'industrie pétrolière, ne ratifie pas le protocole de Kyoto. On peut également redouter que la performance canadienne des prochaines années soit aussi désastreuse et irresponsable que depuis toujours et depuis dix ans en particulier. On doit cependant adresser des reproches non seulement à l'industrie pétrolière et aux gouvernements qu'elle intimide, mais aussi aux énergivores que nous sommes. À rouler moins vite et dans des véhicules moins machos, nous nous éloignerions des comportements induits par l'industrie. Cela ne réglerait pas le problème au complet, mais nous donnerait meilleure conscience face à la déconfiture de Kyoto.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020520.html

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