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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 13 juin 2002

Le « crois ou meurs » des temps modernes

L'information est méprisée depuis toujours par les gens dits efficaces, par les puissants et les pressés, par ceux qui savent mieux que vous ce qui vous sera bénéfique, par tous ceux, en somme, qui croient la démocratie coûteuse, nocive, bêtement naïve. Ce mépris existait sous le joug des empereurs qui n'avaient que faire de l'opinion des vassaux et des inquisiteurs qui tenaient davantage à obtenir l'adhésion aveugle qu'à fournir des explications. Imposer l'alternative du « crois ou meurs », c'est signifier en peu de mots que le plus fort s'estime dispensé du devoir de se justifier. Tout l'effort de la démocratie consiste à talonner quand même le plus fort sur le terrain de l'information et à convaincre le menteur de mensonge même quand il est le plus fort.

Le rejet de la transparence, de nos jours, commence dès les premiers échelons de la vie collective. Tel maire de village multiplie les séances à huis clos parce qu'on y perd moins de temps en questions stupides. Tel ministre donne à sa loi des contours fumeux et prie les discrets rédacteurs de règlements d'y dissimuler des exigences outrancières. Tel chef d'État oppose aux questions des partis d'opposition ou des médias ses pirouettes et ses pitoyables calembours. Renseigner, c'est partager le pouvoir. Cacher l'information, c'est s'approprier la toute-puissance et faire l'économie de la reddition de comptes.

Cette propension à l'opacité, qu'ont toujours favorisée les démagogues et les simplistes, bénéficie aujourd'hui du climat délétère délibérément entretenu depuis septembre dernier. En faisant peur et en propageant chaque jour de nouveaux cauchemars, les gouvernements obtiennent des citoyens la permission d'en cacher davantage. Les gouvernants s'octroient le droit au mutisme en alléguant que l'ennemi est à l'écoute et interceptera toute information livrée à la population. « On aimerait (?) tout vous dire, mais nous ne le pouvons pas, sous peine de vous exposer à des risques supplémentaires. » On en arrive à un acte de foi intrinsèquement contraire aux règles démocratiques  : la peur savamment entretenue sert à dérober au peuple le pouvoir que donne l'information. « Faites-nous confiance, disent nos marchands de peur. Les sacrifices que nous vous demandons nous permettront de mieux vous protéger. » Et si quelqu'un ose demander contre qui et contre quoi on prétend le protéger, la stratégie veut qu'on le taxe de déloyauté. « Ou tu nous crois ou tu cesses de faire partie de la société. » Après tout, nous sommes en guerre sans l'être tout en l'étant.

Ce n'est pas l'indéracinable terrorisme qui souffre le plus de ce climat de peur exacerbée, mais l'information. Le Canada, plus docile que jamais face aux ukases américains, participe à la curée et raréfie l'oxygène de la démcoratie. Ce ne sont plus seulement les vilains gauchistes qui le disent.

Le commissaire à l'information du Canada, John Reid, vient de conclure, exemples à l'appui, que la maladie du secret ne se borne plus à des incursions limitées, mais qu'elle a contaminé le coeur même du gouvernement fédéral et instillé dans nombre de ses ministères et organismes une politique du mutisme. John Reid, en un sens, rejoint le commissaire chargé de protéger la vie privée, George Radwanski. Tous deux constatent que l'information circule désormais dans le mauvais sens, non plus de l'État vers le citoyen, mais du citoyen en direction d'un État méfiant et trop curieux. L'un constate que le gouvernement n'en dit pas assez, l'autre déplore que le gouvernement veuille en savoir trop. Cette double analyse corrobore ce qu'ont constaté et dénoncé l'ancien Vérificateur général Denis Désautels et sa remplaçante, Sheila Fraser. Cela survient des années après que des critiques du même type aient conduit au démembrement (?) du fichier démentiel mis sur pied par le ministère des Ressources humaines. Preuve qu'il s'agit d'une tendance lourde et d'attitudes tenaces, il faut maintenant enclencher des enquêtes de nature criminelle pour s'approcher de la vérité. On savourera le paradoxe : un gouvernement qui utilise la peur pour suréquiper la police est ensuite soumis à la curiosité de cette même police...

On peut le constater, le Canada, en cette affaire, succombe à ses propres démons. Il le fait plus facilement, toutefois, depuis que l'administration Bush transforme la manipulation et le mutisme en vertus et impose à tous sa version moderne du « crois ou meurs ». La lutte contre la libre circulation de l'information atteint un sommet, en effet, quand, sous prétexte de combattre le terrorisme, la nation la plus puissante de la planète interprète les demandes d'information comme des gestes de déloyauté, fait de l'esprit critique un motif d'ostracisme, émascule le pouvoir judiciaire et inverse au profit du pouvoir exécutif le cours normal de l'information. Cela se produit sous nos yeux : les États-Unis autorisent les policiers à fouiller partout, mais cachent les procès verbaux des rencontres entre le vice-président et les spéculateurs d'Enron. Inversion là aussi du sens de la circulation de l'information.

La transparence dont la démocratie a besoin subit des assauts particulièrement violents dans le secteur de la politique étrangère. Certes, les moeurs du milieu diplomatique n'ont jamais penché du côté de la candeur. On affirmerait que le meilleur diplomate est un diplomate muet qu'on exagérerait à peine. Cela, que des époques imprégnées d'autoritarisme et d'arbitraire princier acceptaient sans trop maugréer, contraste avec le discours et les valeurs démocratiques. Le citoyen, selon la théorie, a droit à plus d'information que le serf d'autrefois. Il est scandaleux que le chef d'un régime censément démocratique ne rende pas compte au peuple des tractations menées derrière des portes closes. Ou le peuple obtient l'information nécessaire au choix de ses orientations ou il n'y a pas de « gouvernement par le peuple ». Comment juger la législation canadienne si l'on ne sait pas ce que Washington a ordonné à nos dirigeants? Comment croire à la neutralité américaine au Proche-Orient quand Ariel Sharon se rend six fois à la Maison-Blanche et en sort sans qu'on sache ce qui s'y est dit? Quand des émissaires américains se rendent au Pakistan, en Inde, en Russie, aux Philippines et ne communiquent à l'opinion qu'un résumé trompeur et alambiqué de leurs messages, comment les peuples touchés par ces conversations secrètes ne concluraient-ils pas à des complots pétroliers? Le mutisme des dirigeants est à l'origine du cynisme des populations.

Le Proche-Orient est un des pires exemples qui soient des effets catastrophiques du mensonge, de la dissimulation et de l'amnésie sélective que se permettent les plus forts. Depuis des années, Israël amenuise les territoires palestiniens par le « cancer » de ses colonies (l'expression est celle du Monde diplomatique), mais Sharon et Bush n'ont à la bouche que le terme de légitime défense. Quand la communauté internationale exige un retrait immédiat des troupes israéliennes, Sharon ignore l'ordonnance, comme il empêche l'enquête sur Jénine. Israël, les États-Unis et le Canada protestent à Durban quand on accuse Israël de racisme, mais personne ne dit mot quand le budget israélien, au dire de Human Rights Watch, traite de façon discriminatoire les enfants de sang palestinien. En mars dernier, les États-Unis se félicitaient d'avoir piloté à l'ONU la résolution 1397. On y évoquait « la vision d'une région où deux États, Israël et la Palestine, vivraient côte à côte dans des frontières sûres et reconnues ». Trois mois plus tard, le président Bush estime que le temps n'est pas venu de songer à un État palestinien, ni de répondre sérieusement aux propositions du prince Abdallah. Après avoir reconnu que Yasser Arafat est l'interlocuteur incontournable, voilà que le président Bush se rallie au point de vue de Sharon : Arafat est responsable de la violence même quand Israël le prive de tout moyen d'action. Au passage, le président Bush, sans doute au nom du principe de non-ingérence, critique vertement le nouveau cabinet palestinien, en oubliant le racisme de plusieurs membres du gouvernement Sharon. Mensonges et amnésie.

La démocratie a besoin d'information. Certains chefs d'État feraient oeuvre démocratique s'ils reconnaissaient aux mots le droit à une stabilité minimale.

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