Dixit Laurent Laplante, édition du 17 juin 2002

Ils ont faim? Et puis après?
par Laurent Laplante

Le verdict tombe : le sommet de Rome est un échec. Ils seront d'ailleurs nombreux à se demander de quoi il était question. Ils vibrent ou pleurent selon les résultats du Mundial, applaudissent ou rugissent au gré des avancées de la droite française, redoutent ou espèrent un changement de la garde à Ottawa ou à Québec, mais pourquoi s'intéresseraient-ils à un sommet mondial se préoccupant de la faim et de la pauvreté? Après tout, nous connaissons assez peu des humains qui, sous nos latitudes, sont morts de faim ou de soif. Alors, en quoi serions-nous concernés si le nombre des désespérés que créent la faim et la soif se maintient au palier de 800 millions ou s'il passe d'un milliard à deux ou trois milliards? Qu'est-ce qui nous prouve qu'il s'agit d'humains semblables à nous?

Vient un moment ou un seuil où les chiffres qui gouvernent nos vies et quantifient nos valeurs ne veulent plus rien dire. Une demi-douzaine d'Ontariens empoisonnés par l'eau de leur réseau, voilà qui suffit à propulser les gouvernements vers de nouveaux achats d'usines d'épuration. On rendra fébrile et goulue une fois de plus la noria des vendeurs et « opérateurs » de tous poils qui ponctionnent les budgets publics à coups de centaines de millions, mais qui n'admettent jamais de responsabilité dans le malfonctionnement des équipements sanitaires. Certains verront même dans la peine ressentie par nos gouvernements après une petite demi-douzaine de décès canadiens l'indice du haut degré de sollicitude atteint par notre culture. La preuve serait ainsi offerte que la vie humaine nous importe au plus haut point et qu'il n'est pas de sacrifice que nous ne consentirions pour arracher à la mort le plus fragile d'entre nos frères.

Le problème, c'est que nous avons la fraternité plutôt étriquée. Six ou sept morts d'ici scandalisent, émeuvent, provoquent le tollé, obligent un premier ministre à battre (modérément) sa coulpe. Mais quelques millions d'enfants happés par une faim mortelle chaque année, cela, sous prétexte qu'ils crèvent à distance et que leurs cris nous troublent moins que la suppression de la soirée du hockey, ne mérite ni mention dans nos parlements, ni une somme comparable à celle que coûte la défense des copains de « Mom » Boucher, ni la moindre insomnie d'un de nos élus. Si des centaines de millions d'humains souffrent de la faim et de la soif, c'est la faute à Rimbaud, la faute à la planète qui tourne pour eux dans le mauvais sens et leur assène plus que leur part de tremblements de terre, la faute à « pas de chance », la faute aux chefs d'État qu'ils ont mal choisis et qui les volent, la faute à des lois d'airain que nul ne peut amender. On susurre un « c'est dommage » et on roule sur l'autre omoplate pour poursuivre un sommeil libre de cauchemars. Sommet de Rome, sommet de Rome, cela me dit quelque chose, mais rappelez-moi donc de quoi nous aurions discuté si nous nous y étions rendus...

Nous avions pourtant le choix des motifs pour nous intéresser au sommet sur la faim et la pauvreté. Entre plusieurs autres, la décence et la peur. Ils n'ont visiblement pas mordu sur notre imaginaire. Deux cents ans après l'engagement républicain en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, la liberté ne nous met en transe que si la nôtre subit des égratignures, nous n'avons cure des inégalités tant qu'elles nous sont profitables et notre fraternité se borne aux téléthons actionnés par les trémolos de vedettes en mal de visibilité. Comme les dames patronesses de Brel, nous n'avons de compassion que pour nos pauvres à nous. Il ne nous en reste plus pour ceux qui chantent les mélopées funèbres plus souvent qu'ils ne subissent les émotions orchestrées. D'ailleurs, nos journaux n'auraient plus d'aussi beaux cahiers de publireportages s'il fallait y loger les images terribles de ceux qui meurent de faim et de soif.

La décence, ce serait de freiner en lisant des chiffres scandaleux : 122 millions de morts au cours des dix prochaines années, production agroalimentaire nettement supérieure aux besoins, 74 chefs d'État présents à Rome, mais seulement deux en provenance des pays industrialisés... La décence, ce serait de se rappeler que l'objectif fixé en 1996 était de faire passer le nombre des affamés de 820 millions à la moitié en l'espace de dix ans et ce serait de constater que la situation ne s'est pas améliorée, pas améliorée du tout, au cours des six premières années du plan. La décence, ce serait d'avoir honte du programme que le sommet de Rome vient d'approuver en notre nom et en notre absence : l'objectif de réduire de 820 à 400 millions le nombre d'affamés et de morts en sursis est le clone de celui que nous n'avons pas respecté, mais les affamés, cette fois, devront acquitter la moitié de la note.

À défaut de la décence, la peur aurait dû nous mettre en branle. Elle n'y est pas parvenue. Consacrer des milliards à la protection de nos frontières contre le flot des affamés et des assoiffés, cela nous paraît politiquement acceptable. On ne sait pas, en effet, si les affamés ne seront pas portés à devenir des terroristes. Peut-être leur désespoir pourrait-il les pousser à reprendre un peu de ce que nos règles commerciales leur ont dérobé. Notre politique d'immigration ne fera exception que pour ceux qui nous apportent leur instruction et qui privent leur pays de leur compétence. Nous soupçonnons, cependant, qu'on ne peut pas indéfiniment rendre les capitaux plus mobiles et les humains plus sédentaires et plus croupissants dans la faim et la soif. Point n'est besoin d'un mollah Omar pour que la faim, la soif, l'insécurité, l'humiliation se convertissent en haine et en protestations violentes. Nous n'avons pas songé qu'apaiser la faim calmerait le terrorisme plus que les bombardements.

Quand les États-Unis ajoutent à leurs subventions agricoles la somme de 18 milliards par an pendant dix ans, il est manifeste qu'ils rendent impossible l'autonomie alimentaire des pays pauvres, qu'ils disloquent les infrastructures locales et régionales et qu'ils augmentent le nombre d'affamés et de morts. Quand le Canada cherche dans la même panoplie de réactions égoïstes la façon de subventionner lui aussi son industrie agricole, il assume lui aussi la responsabilité d'un accroissement de la faim dans le monde.

Quand ni la décence ni la peur n'ont d'efficacité, que reste-t-il qui puisse troubler notre conscience? C'est vrai que l'effort demandé aux pays comme le nôtre est énorme : 5 sous par tranche de cent dollars...

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020617.html

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