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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 8 juillet 2002

Mon arbre, leur forêt

Comme tout le monde, sauf peut-être ceux qui croient à la supériorité atavique des chromosomes américains, je considère aberrante l'idée de soustraire les soldats américains à la surveillance universelle de la Cour pénale internationale. Je n'en déduis pourtant pas que les Américains sont les seuls à idolâtrer leur arbre et à juger négligeable l'ensemble de la forêt. J'en conclus plutôt qu'il est extrêmement difficile, émotivement et logiquement, de comparer avec sérénité les droits des autres et les siens propres. Les Américains se conduisent aussi mal que le leur permet leur puissance financière et militaire; aurions-nous les mêmes ressources que nous succomberions peut-être aux mêmes tentations. Nous trouverions même dans l'infini répertoire des proverbes de quoi justifier notre ethnocentrisme. Par exemple, le célèbre et nombriliste « charité bien ordonnée commence par soi-même ». L'actualité, en tout cas, offre matière à examen de conscience.

Pensons à l'amiante. Parmi les erreurs les plus coûteuses que le Québec ait jamais commises, il y eut la nationalisation de cette industrie. Le Parti québécois, emporté par la pulsion symbolique de la célèbre grève, s'était juré de mettre au pas une industrie qui avait si mal traité sa société d'accueil. Le prix payé fut excessif, le moment de l'achat fort mal choisi, le « bébé » présenta dès sa naissance toutes les caractéristiques de l'éléphant blanc. Jacques Parizeau lui-même reconnut, quelques années et quelques centaines de millions de gaspillage plus tard, que l'acquisition n'avait trouvé de justification que dans l'univers des revanches symboliques. La décision, en somme, ne se comprend que si on la situe dans une époque et une trajectoire d'affirmation.

Aujourd'hui, ce n'est plus l'acquisition effectuée à fort prix qui heurte le bon sens, mais l'exploitation entêtée d'un produit clairement dangereux. L'amiante, malgré tous les sophismes mis à contribution pour distinguer savamment entre la plus ou moins grande nocivité des divers types, est reconnue comme un danger public. Le Québec, seul à avoir le pas au sein d'un défilé mondial, continue pourtant d'en promouvoir la mise en marché. Analogie gênante avec les attitudes américaines. Mon amiante, leur problème.

Pensons aux pesticides. À peine le ministre de l'Environnement du Québec, M. André Boisclair, a-t-il enfin annoncé un resserrement des règles encadrant le recours aux pesticides que l'Association des services en horticulture ornementale dénonce la nouvelle politique. Motifs de la levée de boucliers? Pertes d'emploi et ponction importante dans les revenus de l'industrie. Que les produits soient nocifs n'apparaît pas dans les critères d'évaluation. En suivant le raisonnement socialement indéfendable de l'industrie, on devrait sans doute remettre en marché le bon vieux DDT ou tel agent orange, car les profits de l'industrie pourraient en bénéficier. Mes ventes, leur empoisonnement.

À noter que le ministre Boisclair sert mal sa propre cause quand il accorde un sursis aux terrains de golf et préfère ne pas affronter le lobby agricole. Autant il est bête de laisser la haine des pissenlits conduire les banlieusards à la pollution de la nappe phréatique, autant il faut garder en mémoire que l'agriculture représente plus de 90 pour 100 de la consommation de pesticides. C'est pourtant le coupable qui obtient le plus facilement l'absolution. Autant dire qu'ils sont plusieurs à situer leur intérêt au-dessus de l'avantage social : le ministre ne s'aventure pas à indisposer le monde du productivisme agricole, l'horticulture environnementale pense à ses sous, les golfeurs qui pullulent dans les strates sociales les mieux branchées s'inclinent devant les exigences de leur feuille de pointage... Dommage pour les autres, mais « charité bien ordonnée...»

Pensons aux importations textiles. Le Canada, qui se plaint à juste titre du protectionnisme américain quand il est question de bois d'oeuvre, a toujours pratiqué une politique tout aussi « prudente » à l'égard des textiles venant de l'étranger. Cela comblait d'aise une industrie canadienne qui avait si longtemps négligé de se moderniser qu'elle était devenue ce qu'on appelle un secteur mou. Les choses vont mieux aujourd'hui, mais pas au point de modifier les attitudes. Quand le gouvernement central annonce son intention de laisser entrer plus librement les produits d'une quarantaine de pays souvent parmi les plus défavorisés, c'est tout de suite le tollé : on met en danger des emplois canadiens. À moi les marchés étrangers, aux pays pauvres l'enfermement derrière les barrières tarifaires.

Pensons aux sociétés pétrolières et gazières. Elles combattent ardemment le protocole de Kyoto parce qu'elles y voient une menace pour leur prospérité.

Mais pensons surtout à la conception que l'on entretient encore du rôle des élus. Aux yeux de Jean Chrétien, il est normal qu'un député s'entremette entre les services publics et sa clientèle politique. Paul Martin, qui promet le renouveau tout en professant le même credo, entreprend sa longue marche vers le pouvoir en promettant plus de pouvoir aux députés. Dans l'un et l'autre cas, on oublie que les députés ont comme rôle premier d'adapter les lois aux besoins de la société et que la fonction publique a mandat de répartir correctement les avantages de la loi. Une fonction publique compétente et honnête ne doit pas se faire dire que certains sont plus égaux que d'autres. Si des besoins légitimes ne sont pas satisfaits, que les élus modifient les lois et les programmes et qu'ils laissent ensuite travailler les fonctionnaires. Le citoyen ou l'entreprise n'a pas à houspiller le député pour obtenir un passe-droit et le député méprise sa propre loi s'il la juge incapable d'assurer l'équité entre tous. L'entreprise qui recourt aux démarcheurs pour obtenir un traitement de faveur est un mauvais citoyen corporatif. L'élu se conduit aussi mal quand il fait pression pour que l'équité soit mise de côté et que son client politique passe avant les autres. Dans tous ces cas, la mentalité qui sévit est, à son échelle, celle qui pousse les États-Unis à se soustraire aux règles universelles.

Discours éthéré que celui-là? Mais oui. Discours contraire, en tout cas, à celui qui prévaut. Le discours dominant préfère, c'est bien connu, que l'on hurle avec les loups, qu'on ne se laisse pas manger la laine sur le dos, qu'on soit agressif dans la conquête des marchés, qu'on prête son condo à l'ami politicien qui pourra renvoyer l'ascenseur et qu'on téléphone à quiconque peut céder à l'intimidation. Cela nous vaut une société où l'on décerne des médailles à ceux qui ont supprimé des dizaines de milliers d'emplois ou dont les erreurs de spéculation et les voracités démentielles ont fait disparaître des milliards.

Il n'est pas dans le vent de parler éthique. On va davantage dans le sens du courant en usant de toute la force dont on dispose. Pourtant, un minimum d'éthique appliqué du bas en haut de la pyramide sociale nous débarrasserait d'un certain nombre de Enron, de Worldcom, de Xerox, de Nortel, d'Andersen, de Vivendi-Universal, mais aussi d'une phalange de démarcheurs et de maquignons politiques. Mon arbre serait plus beau et la forêt aussi.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie