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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 11 juillet 2002

Les terrorismes ignorés

Avec un sérieux presque déshonorant, le Canada profite de la conférence de Barcelone sur le sida pour annoncer - ce qui n'est pas la même chose que verser - une contribution de 53 millions au financement de la lutte contre le fléau. Jean-Paul II, toujours en retard d'une société, mise quant à lui sur la chasteté des jeunes pour contrer les diverses problèmes de la planète, faim et sida compris. Pendant ce temps, le président de l'International Association of Educators for World Peace, Charles Mercieca, s'égosille héroïquement à démontrer que le commerce des armes tue chaque jour plus d'innocentes victimes que tel jour de septembre. Le terrorisme par silence, par omission, par voracité, par fondamentalisme tue d'autant plus librement qu'il ne trouble ni nos consciences ni les choix effectués par nos caisses de retraite. Et pourtant un seul des divers terrorismes donne des visions au président américain.

On résume assez correctement la situation vécue par les sidéens lorsqu'on souligne que la maladie frappe au Sud et que les médicaments desservent le Nord. Cela est si vrai que la pandémie poursuit ses ravages au Sud alors que les pays du Nord peuvent, s'ils le veulent vraiment, en minimiser les dégâts. Par exemple, ainsi que le rappelle Yanick Villedieu (Un jour la santé), les résultats canadiens de la lutte contre le sida permettent une certaine satisfaction (1 422 décès en 1995, une centaine quatre ans plus tard). Le Brésil affiche lui aussi des résultats encourageants. Pareil renversement en aussi peu de temps démontre que quelque chose peut être fait.

À deux conditions cependant. D'abord, que les médicaments soient accessibles. Ensuite, que l'offensive puisse se porter en toute liberté sur le terrain de l'éducation et des valeurs sociales. Deux conditions qu'un certain Occident refuse farouchement de remplir.

Dans leur brutalité même, les chiffres devraient répandre la honte et secouer nos torpeurs. Ainsi, ne pas rendre les médicaments accessibles, c'est condamner à mort au moins 65 millions de personnes d'ici 2020. Plus de cadavres que Staline et Hitler réunis n'en ont laissés. Trois fois plus chaque jour pendant vingt ans qu'un certain jour de septembre. Prévision fondée sur les 20 millions de morts déjà dénombrés et des enquêtes surtout africaines, mais qui s'emballera si l'Inde et la Chine subissent le même sort que l'Afrique. L'argent requis? Trois pour cent du budget militaire américain. Moins que l'argent offert par le G-7 au régime décadent du président Poutine. Beaucoup plus, cependant, même à notre échelle, que la promesse symbolique du Canada.

Au coeur du problème, il y a l'industrie pharmaceutique, une industrie que nos gouvernements dorlotent bien qu'elle fonctionne selon les pires usages du vampirisme. Même au Québec, la part accaparée par les médicaments dans l'ensemble des dépenses de la santé dépasse désormais celle de la rémunération médicale dont on parle tant. Les médecins coûtent environ 12 pour 100 du total, les médicaments en sont à 15 pour 100 et continuent leur expansion fulgurante. Cela, qui fait craquer le système de santé dans un pays riche comme le Québec, est évidemment impensable dans un pays pauvre. Exiger des pays pauvres qu'ils paient les médicaments à des prix qui étranglent les pays riches, c'est une ignominie. Telle est pourtant la position de l'industrie pharmaceutique; telle est pourtant la position qu'entérinent nos législations sur les médicaments brevetés. Un terrorisme agissant depuis des laboratoires antiseptiques menace de tuer, en 18 ans, cent fois plus d'innocents que l'horrible génocide rwandais, mais il formule sa menace de façon si polie qu'elle en devient presque tolérable. Cent fois 700 000 victimes, cela fait bien 70 millions, non? Si ce n'est pas du terrorisme, qu'est-ce?

La réplique est prévisible et les démarcheurs de l'industrie l'ont déjà largement répandue dans les officines gouvernementales et dans les mass-médias. « Ce n'est pas à l'industrie pharmaceutique qu'il incombe de sauver le monde. Nous payons notre recherche et nos actionnaires nous imposent le devoir de la rentabiliser. Que les gouvernements compatissants achètent nos médicaments au prix que nous déterminons et qu'ils les distribuent dans les pays touchés par le fléau. S'ils ne le font pas, c'est votre conscience, non la nôtre, qui portera la culpabilité. » Ponce Pilate aurait apprécié. La solution, ce sera plutôt, puisque nous sommes théoriquement dans un monde de libre concurrence, d'empêcher les brevets d'anéantir la concurrence et de restituer à des dizaines de millions d'humains le droit de chercher leur salut dans les médicaments génériques.

L'autre condition n'est pas davantage remplie. L'UNICEF constate, en effet, à partir d'une soixantaine de relevés nationaux, que plus de la moitié des jeunes de 15 à 24 ans ne savent pas comment le sida se transmet. Avant de ridiculiser cette ignorance, qu'on retourne un instant en arrière : hier encore, notre propre ignorance du sida était telle que personne ne voulait d'un sidéen dans son entourage. Quand on accuse les moustiques et les grigris au lieu de blâmer les comportements sexuels à risque, le sida a carte blanche pour accélérer l'hécatombe. Éducation par conséquent. Cela n'est pas une sinécure dans ceux des pays qui rejettent l'éducation obligatoire et qui s'en remettent à l'animisme, aux marabouts et autres chefs religieux.

Mais l'éducation sera d'un piètre secours si l'on s'entête à ne pas voir la place qu'occupe la sexualité dans la vie des jeunes et à rejeter les formes efficaces de contraception. Devant la mort, les théories devraient s'incliner et se taire. Un fait doit s'imposer : puisque les jeunes sont sexuellement actifs, il est criminel de ne pas en tenir compte. On peut ne pas être d'accord avec une telle évolution; on contribue à l'hécatombe si on refuse de rendre la vie sexuelle des jeunes moins meurtrière. Sur ce terrain, la responsabilité de l'Église catholique et d'une partie de l'islam est indéniable et énorme. Par ses entêtements granitiques et anachroniques, Jean-Paul II sauve peut-être des âmes, mais il sacrifie sûrement des vies. Plus discrètement que le pape, mais avec une intransigeance comparable, la droite américaine fait également de son pire pour entraver les efforts internationaux en faveur d'un contrôle des naissances. Là encore, le résultat est pervers et déshonorant : on prétend respecter la vie et le droit de naître, mais on multiplie les décès à peine différés.

Comme si le sida ne suffisait pas à écraser l'Afrique et l'ensemble des pays pauvres, le commerce des armes intervient pour précariser et raccourcir encore la vie des survivants. L'argent, comme d'habitude, coule du Sud vers le Nord; les morts rendues possibles par les macabres profits du Nord surviennent au Sud.

Est-ce que cela vous donne des visions semblables à celles qui soulèvent le président Bush?

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