Dixit Laurent Laplante, édition du 5 août 2002

Un temps qui ne mise que sur l'ordre
par Laurent Laplante

Ordre et liberté ne font pas toujours bon ménage. Il est d'ailleurs sain que les deux besoins exercent des pressions contraires. Trop d'encadrement stérilise l'initiative et la pensée; une liberté romantiquement illimitée pave parfois la voie à la démagogie, à l'exploitation des naïvetés, à la surenchère de tous les appétits. J'ai malheureusement le sentiment que nous vivons, à en juger par diverses personnalités, une période de déséquilibre où seul le souci de l'ordre, de l'autorité et du contrôle trouve son compte.

Le cas Kofi Annan
Kofi Annan, toujours aussi peu autonome, est de plus en plus fidèle à son camp : il préfère s'appuyer sur la puissance américaine plutôt de faire appel à la communauté internationale. Il estime sans doute, avec quelque raison, ne pas avoir le choix, mais il devient ainsi un pantin sans consistance ni crédibilité. Pire encore, il fait le jeu de la force tout en essayant de créer l'impression que la raison et les droits importent plus que les blindés.

Quand on lui a intimé l'ordre de constituer une commission d'enquête sur les événements de Jénine, Kofi Annan a donné suite à l'exigence. Israël a gagné du temps en faisant mine de collaborer avec les enquêteurs. Ariel Sharon a ensuite fait volte-face et a torpillé l'enquête exigée par l'ONU. Docilement, Kofi Annan a pris acte de l'attitude d'Israël et a démembré son inutile commission. Les choses auraient pu en rester là et la mesure aurait déjà été dépassée. Non, il a fallu que quelqu'un, doté d'un sens de l'humour plutôt douteux, exige de Kofi Annan qu'il rédige quand même un rapport sur Jénine. Obéissant et même servile, Kofi Annan a donc raconté des événements qu'il n'a pu observer. Le rapport ne fait honneur à personne. Israël, qui a stérilisé l'enquête et ridiculisé Kofi Annan, louange un rapport inepte.

Comme si ce n'était pas assez, Kofi Annan a décapité le Haut-Commissariat aux droits de l'homme au motif patent, mais inavoué, que la présidente Robinson critiquait trop volontiers l'inaction américaine. Autre geste glorieux de la part d'un secrétaire général qui gouverne l'ONU selon la conception américano-israélienne de l'ordre mondial.

Une Église à peine moins triomphante
Attristé et honteux. C'est ainsi que Jean-Paul II se décrivait lui-même au moment où il entrait en contact avec une catholicité américaine éprouvée par le scandale des prêtres pédophiles. Que le pape reconnaisse les faits, c'est déjà quelque chose. Ce n'est pourtant pas suffisant. Il faudrait expliquer, en effet, pourquoi ce problème a été si farouchement et longuement occulté par l'Église elle-même, pourquoi, tout récemment encore, l'Église se substituait à la justice civile et déplaçait discrètement les fautifs pour les soustraire à la réprobation populaire et aux sanctions pénales. Surtout, il faudrait que Jean-Paul II fixe enfin son regard sur ce qui se trouve en amont de la pédophilie : un célibat ecclésiastique, qui n'est évidement pas la seule cause du fléau, mais qui y contribue. Avoir honte du comportement de certains membres du clergé, c'est un peu court comme réflexion quand on exige du clergé au complet une abstinence sexuelle bien peu conforme à la nature. L'ordre, comme le conçoit Jean-Paul II, demande aux humains la vertu des anges. « Qui veut faire l'ange fait la bête », dit pourtant la sagesse.

L'Église a si peu perdu sa propension au triomphalisme qu'un archevêque québécois s'en prenait ces jours derniers aux médias francophones coupables, selon lui, d'avoir minimisé les aspects positifs des Journées mondiales de la jeunesse et mis en exergue l'arrestation de prêtres pédophiles. À l'entendre, la société québécoise fut autrefois trop complaisante à l'égard du clergé et elle se rachète aujourd'hui par une sévérité excessive. Autrement dit, la société eut tort d'être complaisante et elle a tort de se montrer pointilleuse. Dans cette analyse, la société a tort quoi qu'elle fasse et l'Église échappe à tout regard externe. Un ordre toujours triomphant malgré la tristesse et la honte. Aurait-il fallu que, au nom d'un ordre qui ne rend de compte à personne, le Woodstock papal occulte un problème grave?

Frapper au nom de l'ordre
Avant même que les tribunaux se soient prononcés sur les chefs d'accusation retenus contre certains dirigeants de Worldcom, le très punitif avocat général américain, John Ashcroft, félicite les enquêteurs policiers et se déchaîne contre les tricheurs, les falsificateurs, les voleurs. L'homme dont la mission pourrait être de maintenir (ou de rétablir) l'équilibre entre la liberté et l'ordre, entre les droits humains et la sécurité de la société, modifie à la baisse sa description de tâche : l'ordre, tel qu'il le conçoit, importe seul. L'encre n'est pas encore sèche sur les lois que vient d'improviser et d'imposer la Maison blanche que déjà Ashcroft en tire en spectacle destiné à freiner la baisse de popularité de Bush et à redonner du tonus aux marchés boursiers. M. Ashcroft ne se donne même pas la peine de vérifier s'il est légal (et décent) qu'une loi adoptée en catastrophe s'applique à des gestes posés avant la promulgation de la loi. Les cachotteries de l'administration Bush sont d'ailleurs si nombreuses et si graves en matière d'éthique qu'on peut se demander si les dirigeants de Worldcom qui se sont livrés à la police ont déjà obtenu des concessions...

En brandissant la matraque contre des individus au lieu de modifier le système qui engendre les conflits d'intérêts, les États-Unis persévèrent dans une politique qui assure un ordre malsain. Ce pays punit plus que tous les autres, mais conserve ses championnats de la criminalité. Plus de Noirs croupissent dans les prisons américaines qu'il n'y en eut jamais dans les prisons d'Afrique du Sud au temps de l'apartheid. Un ordre assuré de cette manière est un déshonneur.

À l'autre bout du monde, Ariel Sharon déduit la même chose de sa conception de l'ordre. Il faut frapper jusqu'à l'agenouillement d'une nation, frapper de plus en plus fort à mesure que les coups et les assassinats se révèlent inefficaces. Ainsi, Israël, gouvernée par l'armée et les services secrets, se déshonore en autorisant l'expulsion des familles des kamikazes. Et si, d'aventure, quelqu'un ose dire qu'on n'a de preuves que contre un seul des 21 membres d'une famille, la réponse du pouvoir est ignoble : comment faire peur si l'on n'expulse qu'un individu et non pas 21? L'ordre, qui tient à faire peur parce qu'il voit dans la peur un levier efficace, exige, pour faire nombre, qu'on jette dans le même sac innocents et coupables. L'ordre ainsi conçu transforme en bourreau un peuple martyr.

Et un certain juge
À sa manière, un certain juge québécois a récemment montré quelle conception il se faisait de l'ordre. Chargé d'un procès complexe, coûteux et d'une extrême importance sociale, il a démissionné en cours de route parce que le conseil de la magistrature a osé lui reprocher ses commentaires disgracieux. Monsieur avait sa conception de l'ordre : à moi le droit de bousculer quiconque, mais aussi le droit de ne jamais subir la médecine que j'inflige aux autres. Le jury est déboussolé, le public ne sait plus si les Hell's Angels vont profiter des ratés de la justice, mais le magistrat s'octroie le droit de tout laisser en plan. Quel ordre défendait le juge pendant toutes ces années?

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20020805.html

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