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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 15 août 2002

De quelle réinvention parle Jean Charest?

D'après le chef du Parti libéral du Québec, M. Jean Charest, il est temps de réinventer le Québec. Jean Charest a raison de souhaiter une renaissance, mais ce qu'il préconise constituerait un recul dramatique. Car le diagnostic du chef libéral passe à côté des problèmes véritables et le traitement qu'il propose accentuerait la dérive du pays vers des déséquilibres sociaux aggravés. Ce qui n'aide pas non plus la cause de M. Charest, c'est que personne ne sait pendant combien de temps il campera sur ses positions actuelles.

Les critiques les plus acerbes dans le discours de Jean Charest visent l'État. Il fut utile, dit le chef libéral, il ne l'est plus. « Il nous a fait faire un bond en avant. Il est en train de nous ralentir. Il faut revoir et réécrire sa mission. » Dans la même veine, il sonne le glas de « l'État tentaculaire et obèse, qui se substitue à l'entreprise, aux banques et à l'initiative individuelle ». À entendre un tel plaidoyer, on se demande quelle planète habite M. Charest. Où était-il quand les pouvoirs publics ont imposé des compressions draconiennes à la fonction publique et quand le gouvernement central s'est délesté d'une part importante de ses responsabilités en matière de chômage? À partir de quels indices peut-il affirmer la boulimie de l'État quand l'emploi connaît aujourd'hui des statistiques plus encourageantes, quand les gouvernements sont félicités par tous les Standard & Poor's du monde pour le soin qu'ils mettent à réduire la dette publique, quand fonctionnent d'innombrables programmes d'aide à l'entreprise et quand les banques engrangent, malgré le ralentissement de l'économie, des profits gênants? Quand l'ultralibéral George Bush lui-même recourt à la vérification publique pour surveiller les fraudeurs de la grande entreprise, plaindre les promoteurs de tous poils au point de les préférer à l'État relève d'une myopie bizarrement sélective. Il est loin, d'ailleurs, le temps où l'État résistait victorieusement aux pressions des transnationales. Peut-être M. Charest pourrait-il jeter un coup d'oeil sur le classement établi par l'ONU et qui range une trentaine d'entreprises privées, à commencer par Exxon-Mobil et General Motors, parmi les cent plus importantes organisations mondiales. Si l'obésité menace, ce n'est pas du côté de l'État craintif et appauvri qu'il faut regarder.

Qu'un réalignement soit nécessaire, n'en doutons pas. C'est cependant en sens inverse de l'orientation Charest qu'il doit s'effectuer. L'État doit non pas disparaître ni même réduire son territoire d'intervention, mais retrouver la volonté et la force d'encadrer l'éducation, la santé, les services sociaux selon les besoins de la population. Ce n'est pas l'entreprise privée qui va rafistoler la famille, empêcher l'hystérie antiterroriste de saccager les acquis sociaux ou combattre la pédophilie.

L'État doit, pour parler de façon concrète, faire le contraire exact de ce qu'a préconisé M. Charest depuis qu'il dirige le Parti libéral. M. Charest s'est aligné avec les municipalités les plus riches pour empêcher que les fusions se réalisent. Lorsque le gouvernement a haussé le ton et légiféré pour que les salles d'urgence fassent leur devoir sept jours par semaine, M. Charest et son parti ont voté en sens contraire. Même l'Alliance démocratique du Québec (ADQ) de Mario Dumont, après avoir étalé son incompétence en suggérant bêtement de confier aux régies régionales le recrutement des médecins, a eu assez de flair pour voter avec le gouvernement. Pas Jean Charest. L'État remplissait pourtant, dans ces occasions, le rôle que l'entreprise privée n'assumera jamais. Il n'était ni obèse ni tentaculaire.

M. Charest n'est guère plus convaincant quand il appelle à sa rescousse la révolution tranquille de 1960. Il est parfaitement exact que le Parti libéral a été l'incubateur de l'éveil québécois et M. Charest a raison d'inviter les jeunes libéraux à manifester l'audace que manifesta « l'équipe du tonnerre » de Jean Lesage. Il devait se rappeler, cependant, que le Parti libéral, un instant emporté par le consensus social et des idées généreuses, est vite revenu à ses préoccupations terre à terre. Le corps étranger que constituait René Lévesque a été rejeté et les tenants du « bon patronage » ont vite repris les commandes. Les règnes de Robert Bourassa et de Daniel Johnson n'ont pas été particulièrement glorieux aux chapitres de la solidarité sociale, de la répartition de la richesse, de l'affirmation culturelle. M. Charest devrait également se souvenir que, malgré l'indéniable grandeur du Parti libéral des années écoulées, c'est vers un autre parti politique qu'il s'est lui-même orienté... Les mérites libéraux dont il se fait aujourd'hui le chantre n'avaient pas suffi à le séduire lui-même.

La doctrine Charest n'allait déjà pas dans le sens souhaitable. Elle faisait la part trop belle à l'entreprise privée, à l'élargissement du fossé entre riches et pauvres, aux réductions des programmes sociaux. Désormais supplantée par la démagogie facile de l'ADQ, la doctrine Charest succombe à l'affolement et devient encore plus épidermique.

Cruel paradoxe, le parti politique québécois grâce auquel le Québec est devenu un État prétend réinventer le Québec en le ramenant à ce qu'il était avant d'identifier l'État comme son meilleur partenaire.

RÉFÉRENCES :

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Il y a quelques semaines, le critique littéraire Stanley Péan quittait La Presse parce qu'on ne lui permettait pas de publier sa recension du plus récent roman de Denise Bombardier. Ces jours derniers, j'ai expédié une lettre à Stanley Péan pour publication dans le périodique Le Libraire dont il est le directeur. M. Péan, pour ne pas prêter flanc aux accusations de conflit d'intérêts, a jugé préférable de ne pas publier cette lettre dans son périodique. La voici.

Critique et liberté

Cher Stanley,

Au risque d'égratigner cette humilité qui fait votre orgueil, je vous transmets une question dont la réponse, à ce jour, me demeure inconnue et que je redoute pourtant. Après lecture de l'article où vous expliquiez votre départ de La Presse, une amie mienne, lectrice et démocrate (pléonasme?), a vrillé dans mes vieilles prunelles son regard noisette : « Laurent, pour un qui dit non, combien disent oui? » Façon synthétique, nerveuse, inquiète et douloureuse de demander à haute voix quel espace occupent la complaisance, la trouille, la paresse, la docilité, le renvoi d'ascenseur dans la critique littéraire? Pour un qui a le courage de laisser tomber la plume qu'on l'empêchait de tremper à son gré dans l'encre ou le vitriol, combien se laissent conditionner par les éditeurs, intimider par les employeurs, apprivoiser par les colloques et les voyages, circonvenir par les tutoiements, encadrer par les dossiers de presse, séduire par les gros noms?

Jean-Pierre Ferland a déjà chanté son mépris pour les critiques. Michel Tremblay, pourtant dorloté jusqu'à l'adulation par la critique, a proféré déjà certains reproches mérités à l'adresse des critiques tout terrain qui dogmatisent indifféremment et au pied levé sur la sculpture et l'essai, le théâtre et le roman, le cinéma et le haïku. L'incompétence prétentieuse n'est pourtant qu'un des versants du problème. Si ma copine au regard noisette autorise la paraphrase, je demanderais ceci : « Pour un qui a la politesse de lire le livre avant d'interviewer l'auteur, combien accueillent l'écrivain en lui lançant à micro fermé la question honteuse : " Quelles questions veux-tu que je te pose?  " » Ou encore : « Pour un qui forge son opinion en s'isolant seul à seul avec le livre, combien lisent d'abord ou seulement les dossiers de presse ou les quatrièmes de couverture pour mieux coller aux consensus de la confrérie? »

Parce que vous refusiez de jouer ce qu'on appelle un jeu et qui est un drame, on vous a suggéré la décompression. Vous étiez sûrement épuisé pour avoir oublié qu'un quotidien n'est pas une ONG à but non lucratif. Reposé, serein, redevenu minimalement réaliste, vous auriez évidemment trouvé plus de qualités que de défauts à une auteure qui, en plus d'assurer la présidence de sa propre société d'admiration mutuelle, obtient des tirages qui réjouissent ses éditeurs et ceux qui vendent leurs coups de coeur comme autant d'émotions désintéressées. Vous n'avez pas nié votre fatigue. La vôtre vous honore, car la paresse est la fatigue que certains ressentent avant d'avoir travaillé et vous n'êtes surtout pas paresseux. Mais cette fatigue, vous avez estimé qu'il vous incombait de la gérer et qu'il était exorbitant de la muer en prétexte à censure. Je reprends comme une antienne la question de ma copine au regard noisette : « Pour un qui ne confond pas objectivité et journalisme, combien y en a-t-il qui culpabilisent quand on les accuse de subjectivité? »

Et encore : « Pour un qui affirme son droit de dire subjectivement et honnêtement son opinion sur tout livre, combien évitent les livres et les auteurs dont il faudrait dire du mal? » Car cela aussi fait partie du problème. Un critique a non seulement le droit, mais le devoir de dénoncer les livres mal faits. Naviguer au large des verdicts d'insignifiance rend la vie plus agréable dans les salons, mais constitue une démission. Le public compte sur le critique pour lui éviter les gaspillages coûteux et les enlisements dans le mauvais goût, et c'est lui qui mérite la loyauté du critique.

« Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là », disait un de vos prédécesseurs. Vous avez adopté sa devise. Merci.

RÉFÉRENCES :


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