Dixit Laurent Laplante, édition du 25 novembre 2002

Des démocraties mensongères

On rigole ou on s'attriste, selon les tempéraments, quand un dictateur irakien ou un président tunisien prétend se conformer aux règles électorales de la démocratie. Le caractère loufoque des résultats interdit, en effet, toute illusion. Dans de nombreux autres cas de scrutins censément démocratiques, cependant, l'ambiguïté persiste et trompe. On consent au rituel électoral, mais on pipe les dés. Ou encore on entend la démocratie de façon si étriquée qu'on en brandit le drapeau au seul bénéfice de privilégiés ou d'intérêts masqués.

Rappelons-le pour mémoire, dans un nombre étonnamment élevé de pays, on ne prend même pas la peine de tenir des élections. Le monarque ou le général règne, les aspirants tapent du pied ou complotent plus ou moins discrètement, les marchands d'armes, généralement issus du tiers permanent du Conseil de sécurité, équipent rentablement toutes les parties. Dans ces pays, le mot même de démocratie est plus déshonorant qu'une maladie honteuse. Dans des fiefs féodaux comme l'Arabie saoudite, il faut une grande imagination et une inextinguible soif de pétrole pour imaginer à quoi pourrait ressembler une élection libre et, a fortiori, une démocratie. Il arrive, dans d'autres décors encore, qu'un scrutin ait lieu, mais que le verdict des urnes disparaisse ensuite dans le désert. Le Myanmar, exemple parmi les exemples, a tenu des élections qui ont favorisé les contestataires, mais qui ont laissé les perdants au pouvoir et les vainqueurs dans l'opposition. Au Chili, l'élection d'Allende a suffisamment déplu à la CIA pour qu'elle nie le résultat électoral et mette en place la dictature de Pinochet. Au Pakistan, un général que les Américains qualifient de président pour lui conférer un semblant de légitimité soumet divers paliers de gouvernement à des élections, mais pas le palier présidentiel. Au Vénézuela moderne, le président élu est quotidiennement vilipendé par une presse au garde-à-vous militaire et menacé par ceux, nationaux ou étrangers, qui lorgnent les ressources pétrolières du pays. Un peu partout, la démocratie survit mieux dans le vocabulaire que dans la pratique quotidienne. Liste incomplète à laquelle bien des pays mériteraient de s'intégrer. Liste qui ne nous apprend d'ailleurs pas grand-chose, car les manquements et affronts à la démocratie sont ici visibles à l'oeil nu.

La situation se complique lorsque le discours insiste pour faire voir une démocratie agissante là où ne se reproduisent au mieux que des rituels exsangues. Pendant un demi-siècle, le Mexique s'est gargarisé de déclarations émues sur les mérites du scrutin démocratique; d'un bout à l'autre du même demi-siècle, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a veillé à ce que l'affrontement électoral ne compromette jamais l'intérêt des possédants ni ne libère le pays de la corruption. Cela, tout de même, a fini par se savoir.

Ce qu'on ne sait pas encore et qu'on ne découvre que timidement, c'est que plusieurs des donneurs de leçons démocratiques transforment quotidiennement cette épithète en label mensonger. Les États-Unis, défenseurs autoproclamés de la démocratie et vivante incarnation de cet idéal, en bafouent pourtant les règles les plus élémentaires en plus de rétrécir sans cesse la portée de cette irremplaçable utopie. Que la moitié du pays ne vote pas, voilà qui ne pose pas problème. Qu'un président soit élu avec une minorité des voix exprimées et que le décompte soit délibérément incomplet, voilà qui n'empêche pas le président Bush de jouer au chevalier blanc sur son blanc destrier. Que la Cour suprême du pays qui impose des examens de démocratie à la planète entière transige honteusement avec ses responsabilités, cela non plus ne crée pas de remous. Il aura suffi que l'on promette au lendemain de l'élection présidentielle une clarification des règles qui n'est jamais venue pour que les vainqueurs se pardonnent leurs indécences et en oublient de corriger le système. Autrement dit, même à l'aune du simple cérémonial quantitatif, la démocratie américaine s'accommode de ratés honteux : le nombre de votes ne fait plus partie des préoccupations.

Israël, autre grand chantre de la démocratie, État qui prétend se distinguer des pays qui le cernent par son recours inimitable et inimité à l'élection démocratique, triche elle aussi. À tel point qu'un journaliste de la région a pu écrire : « Elections? So what? » Il exprimait en peu de mots une triste évidence : quel que soit le gagnant au prochain scrutin, l'armée israélienne conservera le pouvoir. « Il y a, disait un autre journaliste, des États qui ont une armée; Israël est une armée qui a un État. » Ce que le PRI a longuement réussi au Mexique, l'armée israélienne y parvient par Sharon, Rabin ou Éliezer interposés. Démocratie verbeuse, brutale et trompeuse, car les résultats électoraux n'édulcorent pas la vindicte de l'État-major.

Prenons surtout garde à ceci : la démocratie n'est pas, quoi qu'on en pense, une addition mathématique. Elle n'est pas le règne de la majorité. La démocratie est plus fidèle à son idéal lorsqu'elle ménage un espace vital aux minorités et aux oppositions que lorsqu'elle tend au parti unique. La démocratie n'est pas, comme le serait un sondage plus voyant que les autres, une réaction grégaire et malléable à un programme ou à un incident. La démocratie, comme Victor Hugo a commencé à le comprendre au milieu du XIXe siècle, n'est pas le gouvernement par la foule émotive et vindicative, mais celui d'un peuple attaché à des valeurs respectables et guidé par une constitution rédigée à tête reposée. Invoquer la majorité électorale pour complaire à la foule et restaurer la barbarie, c'est confondre démagogie et démocratie.

Quand Israël arrête sans procès, incarcère, torture, exécute, la barbarie regagne le terrain conquis péniblement par la démocratie et son alliée, la civilisation. Quand les États-Unis et l'Angleterre retournent à l'arbitraire qui prévalait avant l'habeas corpus, la barbarie prévaut. Et ce n'est pas d'avoir ou pas obtenu la majorité du suffrage qui rendra la barbarie plus démocratique. Quand les assassinats politiquement autorisés se banalisent en Palestine ou débutent au Yémen, des gouvernements élus perdent le droit de se dire civilisés et démocratiques. Quand des lois discriminatoires bloquent les frontières à tel lieu de naissance ou à telle couleur de peau, c'est un demi-siècle de droits fondamentaux qu'on stérilise et, avec lui, la démocratie. Quand des béliers mécaniques obéissent aux ordres des militaires, se passent de toute analyse judiciaire et détruisent les maisons familiales de présumés kamikazes, c'est le guilt by association et le lynchage qui reprennent du service. Que des centaines d'humains soient parqués comme du bétail à Guantanamo, maintenus sadiquement dans des limbes juridiques par un mercenariat d'avocats et oubliés par des médias serviles et myopes, cela peut être voulu par une foule docile et téléguidée; cela ne saurait être confondu avec une démocratie digne de ce nom. Qu'une majorité d'Américains et d'Israéliens se laissent emporter dans ce cycle barbare prouve que la foule tente présentement de bousculer le peuple hors de l'histoire.

Je crois toujours à l'utopie démocratique, mais de moins en moins aux mensonges qui l'avilissent. J'en arrive à croire que ce bon vieux Diogène pensait à l'idéal démocratique quand, le fanal à la main, il cherchait un homme.

Laurent Laplante

P.S. 1 - Un lecteur s'étonne de ce que Jean-Paul II n'ait rien à dire au sujet de la guerre illégitime contre l'Irak. Belle question. Ce ne serait pas la première fois que le Vatican raterait un rendez-vous avec l'histoire. Les connivences entre les pudeurs vaticanes et le fondamentalisme américain empêcheraient-elles le plaidoyer en faveur de la paix?

P.S. 2 - Israël blâme toujours Arafat lorsque surviennent des attentats. Pourtant, l'armée israélienne, avec cent fois plus de moyens qu'Arafat, ne parvient pas à les enrayer.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021125.html

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