Dixit Laurent Laplante, édition du 19 décembre 2002

À quand le fond du baril?

Il ne se passe pas un jour sans que l'administration Bush fasse connaître une autre facette ou un degré inattendu de son amoralité. On a beau s'efforcer de prévoir le pire, le président américain parvient à nous surprendre. Un jour, il bénit l'assassinat. Le lendemain, il crée des tribunaux militaires. Le troisième jour, il nomme comme enquêteur un nommé Henry Kissinger dont le nom est synonyme de mensonge. Et cet enfoncement minutieux dans le cynisme et la barbarie paraîtrait plus spectaculaire encore si on ne nous en dissimulait pas une partie. Car l'amoralité présidentielle est soutenue et guidée par une armada de dissimulateurs et de manipulateurs qui mettent les meilleures techniques de communication au service des pires mensonges. Le devoir de s'informer devient, pour chacun d'entre nous, plus nécessaire que jamais. Et plus exigeant.

Il n'y a pas si longtemps, l'administration Bush faisait semblant de se scandaliser des assassinats perpétrés par Israël sur ordre du pouvoir politique. On jouait les âmes délicates. Du questionnement on a glissé à la notation anodine, puis à la tolérance. Ce n'était pas la fin. Les États-Unis ont ensuite, officiellement, emboîté le pas. Un missile américain porté par un avion robot a tué cinq personnes au Yémen dont un citoyen américain. Il a fallu bénir le geste de façon rétroactive, sous peine de laisser sans immunité les responsables de ce meurtre en particulier. Quant à la violation du territoire yéménite, cela ne méritait même pas un sophisme. Pour ne plus être prise de court, la Maison blanche donne maintenant à la CIA la permission la plus officielle qui soit de tuer les personnes dont les noms apparaissent sur une liste évidemment secrète. Si bavure il y a, il sera toujours possible d'ajouter les noms de façon rétroactive et subreptice. La CIA n'a d'ailleurs pas à quémander chaque fois l'aval présidentiel; on fait confiance à ses tueurs. Israël n'a plus à redouter les froncements de sourcils américains. On pourrait même s'échanger les listes de condamnés.

En se multipliant et en prenant d'assaut les premières loges dans les médias, les coups d'État annoncés ou télécommandés par Washington se banalisent. Le rôle ignoble de la CIA dans le renversement du régime Allende au Chili se reproduit à grande échelle au Vénézuela. C'est pourtant du côté de Hugo Chavez que loge la légalité. Il suffirait d'attendre août 2003 pour que les ajustements, s'ils doivent se faire, s'effectuent dans le calme et le respect des institutions. Washington refuse d'attendre et alimente la contestation des intérêts privés menacés par la réforme sociale. Du cuivre chilien, la CIA passe au pétrole vénézuélien sans changer ses moeurs. Le seul changement, c'est que le jupon dépasse alors même que se déploie l'amoralité et qu'il ne sera pas nécessaire d'attendre dix ans pour incriminer les États-Unis.

Face à l'Irak, l'opinion publique se laisse convaincre que la guerre est nécessaire, même si les preuves d'un danger font lamentablement défaut. Les États-Unis et l'Angleterre, sans mandat de l'ONU, bombardent déjà le Sud et le Nord de l'Irak. À Londres, une opposition irakienne bigarrée et gourmande est mobilisée par Washington pour préparer ce qu'on appelle l'après-Saddam. Se laisseront tromper seulement ceux qui ne voient pas à quel point l'après-talibans n'a pas eu lieu en Afghanistan. Chose certaine, les grandes démocraties que prétendent être les États-Unis et l'Angleterre ne se font pas scrupule de choisir les prochains dirigeants de l'Irak à la place du peuple irakien. Et si les successeurs de Saddam Hussein cessent de plaire à Washington et à Londres, peut-être nos démocrates redonneront-ils leur amitié et le pouvoir à leur ancien allié Saddam Hussein! Ce n'est pas la morale qui s'interposerait.

La même désinvolture guide les États-Unis dans les pressions exercés sur l'Europe pour que la Turquie y soit admise rapidement. Parce que les États-Unis ont besoin du territoire turc le temps d'une offensive contre Saddam Hussein, il faudrait que l'Europe modifie durablement sa composition. Le court terme triomphe ici de la prudence à longue portée; l'intérêt pétrolier prime une fois de plus sur les questions politiques fondamentales. La Turquie ne peut d'ailleurs pas s'y tromper, car ce n'est pas d'un simple droit de passage dans le ciel turc qu'il est question, mais d'une véritable occupation : 90 000 soldats, une quinzaine d'aéroports, quelques ports... À la lumière de ce qui s'est passé récemment en Corée du Sud, on peut présumer que les soldats américains qui seront tout à l'heure accusés de viol - car c'est une coutume respectée par tous les occupants du monde - seront jugés par la justice américaine et non par les tribunaux turcs. « Je suis venu, j'ai vu, j'ai occupé, je reste... »

Étonnamment, Israël tient à se plaindre elle aussi de l'expansionnisme américain. Dans certains milieux, on n'aime pas, en effet, que le président Bush fausse le jeu électoral en comblant de subventions supplémentaires l'actuel gouvernement. On y voit, à juste titre d'ailleurs, l'équivalent d'un coup de pouce illégitime en faveur d'un des candidats. Au moment où Israël traverse une période d'extrêmes difficultés économiques, l'addition de quelques milliards d'aide américaine est un argument aussi efficace que malhonnête.

Avons-nous touché le fond du baril? On peut en douter. Puisque le président américain obtient encore 62 pour cent des appuis populaires et que les médias qui ont fait la fierté des États-Unis détournent les yeux pour ne rien voir de l'amoralité présidentielle, l'incitation à se mieux conduire fait lamentablement défaut.

Il ne faudrait pourtant pas croire que la protestation soit stérile. Après tout, en l'espace d'une semaine, Henry Kissinger a renoncé au rôle malséant que lui confiait le président et le Canada s'est suffisamment distingué des États-Unis pour ratifier le protocole de Kyoto. Ce n'est pas rien!

Laurent Laplante

P.S. En essayant d'ajuster mon tir à propos d'un sondage israélien sur les intentions de vote, je me suis montré imprécis. Au sujet de la multiplicité des partis d'abord. La Knesset d'aujourd'hui est aussi morcelée que celle que le sondage dessine, peut-être même davantage. Ils sont 14 partis aujourd'hui à la Knesset; après l'élection de janvier, le nombre de formations représentées sera comparable. Des fractions peuvent faire la différence. Si, en effet, un parti atteint 1,5 pour cent du suffrage, il a droit d'entrer à la Knesset. Tant que la dernière décimale n'est pas connue, on ne sait pas si ce seuil est atteint. D'autre part, je laissais entendre que Sharon connaissait un déclin. C'est vrai par rapport aux sondages tenus avant que soit connu le choix des deux leaders, mais faux par rapport à la Knesset actuelle. En effet, on prédit que le Likoud obtiendra 33 députés. Il en a actuellement 21 et on lui en prédisait au moins 40. Peut-être les chiffres plus récents viendront-ils à mon secours : il semble que les accusations de corruption portées contre le Likoud coûteront quelques sièges au parti d'Ariel Sharon. Il y a déclin si l'on parle des prévisions : de 40 à 33, puis de 33 à 27 ou 28. Il n'y a pas déclin si l'on compare les 21 sièges d'aujourd'hui à ces prévisions.

Espérons qu'en essayant de replâtrer, je ne répands pas une nouvelle confusion.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021219.html

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