Dixit Laurent Laplante, édition du 23 décembre 2002

Militarisation et bureaucratisation

Au temps où les mots avaient encore un sens stable et prévisible, on établissait clairement la distinction entre les États gouvernés par des élus et ceux que régentaient, par autoproclamation, des cliques de généraux. En Grèce, en Argentine, au Chili, des comparaisons pouvaient s'établir entre les périodes où l'élection avait fait foi de tout et celles, bien différentes, où les généraux, les juntes, les dictateurs se substituaient au peuple. La première situation correspondait à une volonté démocratique, la seconde au règne de la force et de l'arbitraire. L'hémisphère nord se glorifiait de ses gouvernements transparents et fidèles à la reddition de comptes politique, tandis que l'Amérique du Sud, l'Afrique et la majeure partie de l'Asie étaient toujours considérées comme vouées aux coups d'État et à la dictature des galonnés. Ce fut le temps d'une relative clarté. Mais voilà que, myopes et masochistes, les démocraties transfèrent toujours plus de pouvoir à ceux qui, par profession, ont toujours répugné à la transparence en particulier et aux moeurs démocratiques dans leur ensemble. Tribunaux militaires et jugements clandestins des bureaucraties témoignent tristement de cet enlisement.

Ils sont nombreux ceux qui considèrent l'État comme une menace planant de façon permanente sur les libertés civiles. Réduire la présence de l'État serait donc un net progrès. Dans plusieurs pays, depuis les États-Unis jusqu'au Vénézuela en passant par la France, l'Italie et le Canada, les mass-médias répandent sans scrupule ni nuance ce nouveau credo. Ce que ces gens perdent de vue, c'est que l'État est capable de tout, du meilleur comme du pire, mais que le pire provient presque toujours d'une rupture d'équilibre entre les trois pouvoirs publics. Quand le législatif, l'exécutif et le judiciaire sont des partenaires de gabarit raisonnablement égal et de dignité comparable, l'abus est vite révélé, combattu, corrigé. L'État soumis à une constitution, dirigé de façon transparente par des élus et rappelé à l'ordre par une magistrature autonome commet infiniment moins d'abus que l'État abandonné à des influences occultes et allergiques aux confessions générales.

Malheureusement, l'équilibre est rompu et les abus, déjà visibles, se multiplient et vicient de façon de plus en plus radicale la santé mentale de nos sociétés.

Je n'apprendrai rien à personne en soulignant que les dernières décennies ont renforcé le pouvoir exécutif aux dépens du législatif et, à un moindre degré, du judiciaire. Les décisions sont prises non plus au Parlement ou grâce aux débats publics des législateurs, mais dans un bureau fermé auquel n'accède que le chef du pouvoir exécutif et les membres de sa garde personnelle. Un premier ministre ou un président règne et décide loin des regards; il communique ensuite ses ukases sur un mode vertical et unidirectionnel. Le reste du personnel politique fait de la figuration.

Or, voici le problème : le pouvoir exécutif est le moins transparent des trois pouvoirs. Il cultive le secret comme un autre dorlote ses rosiers. Quelque soit le palier de gouvernement, national ou municipal, dès qu'existe un comité exécutif, l'information circule moins librement. Les exécutifs sont toujours composés de gens pressés, de pragmatiques qui détestent les questions oiseuses et les pertes de temps, de spécialistes qui savent ce qui est bon pour l'immense populace des non renseignés. Ils se conçoivent comme des gestionnaires, non comme des démocrates. Ils ne se trompent d'ailleurs pas en se percevant ainsi. Sans même s'en rendre compte, les exécutifs de tout poil cachent donc tout ce qu'ils peuvent soustraire au regard des médias, des lois d'accès à l'nformation, des élus eux-mêmes. Cela, on le sait ou on devrait le savoir.

Tout comme on devrait savoir que les deux autres pouvoirs doivent à leur transparence l'essentiel de leur légitimité et de leur crédibilité. Le juge qui rend ses décisions à huis clos ne conserve le respect du public que s'il peut invoquer des motifs hors du commun pour agir ainsi. Les législateurs qui n'expliqueraient pas sur la place publique le bien-fondé de leurs orientations seraient vite et brutalement mis au rancart. La justice à ciel ouvert est respectable et respectée; les débats publics entre élus donnent leur sens aux scrutins et aux programmes politiques. C'est à cette aune qu'on mesure la différence entre les propensions de l'exécutif et les valeurs quotidiennement réaffirmées par les pouvoirs législatif et judiciaire. Retenons ceci : en matière de circulation de l'information, un antagonisme oppose et doit opposer le pouvoir exécutif entiché du secret et les deux autres qui vivent de leur transparence.

Si l'on admet cela, il faut examiner et dénoncer avec la plus grande vigueur les efforts que déploient présentement devant nous les différents exécutifs pour retirer à la justice son caractère public et pour laisser sans surveillance un nombre croissant de bureaucraties et d'agences autonomes et opaques. Un tribunal n'a pas de raison d'être s'il ne procède pas publiquement à l'analyse de la preuve. Un tribunal est sujet à caution s'il ne peut démontrer quotidiennement son autonomie. Un fonctionnaire n'agit correctement que si sa marge de manoeuvre est encadrée et sujette à examen fiable. Dès lors, que penser d'un soi-disant tribunal qui décrète l'expulsion d'un ressortissant étranger sans dire en quoi l'individu est indésirable ou dangereux? Que penser d'un tribunal militaire qui, par définition, gardera toujours en mémoire l'image de l'armée et qui sera donc, toujours, en conflit d'intérêts? Que penser d'un tribunal militaire qui reconnaît à ceux qu'il juge moins de droits que n'en exercent les autres accusés et qui, par conséquent, ne voit même plus qu'une justice qui pratique la discrimination est une injustice? Au lieu de multiplier des tribunaux militaires comme le fait l'administration Bush, il faudrait, là-bas comme au Canada, faire disparaître ceux qui existent. Si un soldat canadien doit être jugé pour torture et meurtre à la suite d'une « mission de paix » en Somalie, ce n'est pas à l'armée de se substituer à l'administration civile de la justice. Aucun tribunal respectable n'accepterait de juger à huis clos et selon des procédures poreuses ou inexistantes des gens auxquels on ne reconnaît ni le statut de prisonniers de guerre ni même les droits définis par la Déclaration universelle. Cette militarisation de la justice, où qu'elle se produise, est une honte. Combattre le terrorisme en détruisant soi-même les valeurs menacées par le terrorisme, c'est plutôt bête.

La justice n'est pas la seule valeur compromise par les redoutables avancées du pouvoir exécutif. Quand l'administration Bush avise les utilisateurs du transport aérien de ne plus verrouiller leurs bagages, car on peut les fouiller en l'absence de leurs propriétaires, elle soustrait la douane ou les équipes de surveillance aux règles de prudence qui ont toujours encadré les perquisitions et les saisies. Quand les écoutes électroniques et les espionnages redéfinissent à la baisse le droit de chacun à son intimité, on transforme des milliers de citoyens innocents en présumés coupables et on introduit dans le climat social une atmosphère de suspicion, de méfiance et de vindicte. Et quand, au mépris de toutes les conventions, on justifie la présomption de culpabilité par des variables comme la couleur de la peau, l'âge, le sexe ou le pays d'origine, on cède au racisme. Et le racisme déferlera avec d'autant plus d'impunité qu'on en confie la pratique à des bureaucraties et à des corps policiers qui entretiennent avec la transparence les plus mauvaises relations imaginables.

Que les adeptes de la démocratie se méfient : ils veillent au chevet d'une moribonde.

Laurent Laplante

P.S. Joyeux Noël à tous et à toutes.

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021223.html

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