Dixit Laurent Laplante, édition du 26 décembre 2002

Annus horribilis? Non. Annus sine gloria

Au terme d'une année qui lui avait valu toute la gamme des déceptions familiales, la reine Elizabeth avait eu ce mot digne et désabusé : « Annus horribilis. » L'année qui s'achève ne méritera pas la même épithète en ce qui touche au Québec et au Canada. Elle fut simplement sans gloire, sans panache, sans relief. 2002 a apporté plus de soubresauts que de véritables changements, plus de sautes d'humeur que d'authentiques remises en question, plus de petites compromissions que de réalignements féconds. Les livres se ferment pourtant sur l'espoir de meilleurs lendemains.

Le magazine Time, toujours prompt à désigner comme homme de l'année au Canada l'individu qui correspond le mieux aux intérêts américains, a accordé cette année à Paul Martin cet honneur empoisonné. L'an dernier, John Manley le recevait pour son triste rôle lors du sommet sur le racisme et la xénophobie; le Canada s'était servilement aligné sur Washington pour protéger le sionisme des accusations de racisme. Cette année, le titre honore un homme qui a tout fait pour que le protocole de Kyoto demeure dans les limbes et à qui on ne doit jusqu'à maintenant qu'un coup d'État manqué et des états financiers trompeurs.

Quant au reste, la politique canadienne est demeurée en 2002 plutôt fade. Les partis conservateur et néodémocrate ont entrepris un changement de la garde, mais rien d'enthousiasmant n'a encore émergé. Le NPD, sympathique et déboussolé, ne sait plus comment distinguer la gauche et la droite. Le parti conservateur, qui perd un chef malchanceux et respectable, adopte sur le protocole de Kyoto le point de vue myope et irresponsable de l'Alberta et se comporte ainsi en parti régional. Les deux autres partis d'opposition ne font guère mieux. Le Bloc se survit à lui-même, défend les bonnes causes, mais dépense plus d'énergie à panser ses plaies qu'à gagner du terrain. Quant à M. Harper, il plafonne déjà dans un rôle de deuxième ou de troisième.

Pour le gouvernement central lui-même, l'année 2002 a été celle de toutes les compromissions. Plutôt que d'admettre l'existence d'un scandaleux déséquilibre fiscal entre le gouvernement central et les provinces, Ottawa a utilisé une peu glorieuse mesure dilatoire : on a attendu le rapport Romanow, qui n'a rien appris à personne, et qui n'empêche surtout pas M. Chrétien de tergiverser encore. Sans s'apercevoir du ridicule de son comportement, le gouvernement central prétend toujours imposer ses normes et sa gestion aux provinces, alors qu'il ne parvient lui-même ni à limiter les coûts du programme d'enregistrement des armes à feu ni à rendre moins nauséabondes ses relations avec ses copains vendeurs d'images. Pendant ce temps, on oublie l'affront fait au Danemark par la nomination d'un certain ambassadeur.

La politique internationale aurait pu redorer au moins en partie le blason canadien. À preuve, le protocole de Kyoto a été adopté malgré l'opposition ouverte des États-Unis et de leurs satellites canadiens. En revanche, le Canada a raté toutes les occasions de rééquilibrer sa politique à l'égard du Proche-Orient et ne parvient pas à se démarquer vraiment du bellicisme et de la coûteuse obsession antiterroriste de l'administration Bush. L'acte de foi suffit au ministre Graham qui n'a rien lu du rapport irakien, mais qui adhère vaillamment à la lecture malhonnête qu'en fait la Maison blanche.

Pendant presque toute l'année 2002, le Québec a vécu sous la menace d'un gouvernement dirigé par Mario Dumont. Les sondages, du jour au lendemain, ont propulsé l'Action démocratie (ADQ) si loin en avant des partis rivaux que la cause paraissait entendue et tristement entendue. On a alors vu surgir auprès de M. Dumont tout ce que le Québec compte de simplisme asocial et de mépris pour l'État. Loin de préserver ses distances, M. Dumont a renchéri et a déplacé son parti de la droite à l'extrême-droite. Les plus récents sondages, moins glorieux pour l'ADQ, confirment néanmoins son entrée en force dans les ligues majeures. Ils permettent cependant d'espérer que le pire est passé et que l'ADQ, qui a déferlé avec la vigueur naïve d'une vague créditiste, connaîtra la même évolution.

L'année écoulée laisse ainsi derrière elle un étrange échiquier politique. Pour la première fois dans l'histoire québécoise, une possibilité existe de voir émerger du prochain scrutin un gouvernement minoritaire. Le paradoxe veut que cette hypothèse coïncide avec la consultation du ministre Jean-Pierre Charbonneau à propos des institutions démocratiques; la lenteur du gouvernement à oser cette consultation nous laissera peut-être bien mal préparés face à l'inédit.

Chose certaine, le repli de l'ADQ requinque le Parti québécois et rend sa première place au Parti libéral. Cela donne des idées d'inégale valeur au parti gouvernemental, mais laisse le parti de Jean Charest aussi dépourvu d'intuition. Le Parti québécois, qui tente en fin de mandat ce qu'il aurait dû réaliser il y a deux ans, frappe quand même si juste sur certains clous que les partis d'opposition n'ont d'autre choix que, fait exceptionnel, de voter avec le gouvernement. Cela est particulièrement patent à propos de la lutte à la pauvreté. En revanche, le parti de M. Landry se heurte à un sain scepticisme quand il évoque la possibilité de soumettre le Conseil des ministres et l'appareil gouvernemental à une cure d'amaigrissement. La promesse ronronne comme une vieille rengaine. De plus, elle refait surface au moment où l'élection s'approche et où il ne serait pas prudent de priver une circonscription de son député ministre. D'ailleurs, M. Landry est particulièrement mal placé pour indiquer la sortie à une dizaine de ministres : quand il l'a fait, maladroitement semble-t-il, il lui en a coûté des démissions et quatre comtés. En ce sens, la cure d'amaigrissement est à ranger dans le tiroir des « bonnes idées inapplicables ». Il était tout au plus de bonne guerre de faire savoir à l'électorat qu'il est possible d'alléger l'État sans lui faire subir un enfer adéquiste.

Le plus étonnant demeure que le Parti libéral, premier dans les sondages, donne plus que jamais l'impression de ne pas savoir où se dispute la partie. L'ADQ et le Parti québécois s'égratignent et s'échangent le programme de l'un contre le vide du programme de l'autre, mais le Parti libéral, lui, se contente de dire qu'il est prêt. À quoi exactement? Nul ne le sait.

De façon inattendue, du moins de mon point de vue, la plus belle surprise péquiste de l'année aura été le ministre François Legault. Autant il manquait de crédibilité comme ministre de l'Éducation et autant il s'était montré erratique au moment du couronnement de M. Landry, autant il manifeste fermeté et lucidité face à la toute-puissante confrérie médicale. Ce qu'aucun ministre n'avait réussi, pas plus Claude Castonguay que Marc-Yvan Côté ou Jean Rochon, M. Legault semble en voie de le réaliser. Quelqu'un, enfin, rappelle aux médecins qu'ils font partie de la société et qu'ils ont, en plus des droits rattachés à leur rôle irremplaçable, les mêmes devoirs que tout citoyen. Je ne serais aucunement surpris si la sereine fermeté de M. Legault était pour beaucoup dans l'apparente remontée du Parti québécois. Étonnamment encore, c'est de Pauline Marois qu'est venue en fin d'année l'une des plus bizarres propositions. Considérée comme porte-parole de l'aile compatissante de ce gouvernement qui gouverne à droite au moins depuis Lucien Bouchard, Pauline Marois en aura déroutée plusieurs en promettant presque d'alléger encore le fardeau fiscal des entreprises.

Annus sine gloria? En effet. Le coup d'État de Paul Martin n'a pas eu lieu, le grand vide adéquiste a provoqué le vertige chez les gouvernants québécois, le « plusse meilleur beau pays du monde » s'est arrimé à un fondamentalisme américain qui mène à des lendemains sanglants. Seules la ratification du protocole de Kyoto et certaines clarifications dans le domaine de la santé embellissent le bilan et empêchent 2002 de passer à l'histoire comme l'annus sine dignitate.

Laurent Laplante

P.S. Recourir à deux mots de latin quand les païens chantent Adeste fideles de la même voix que les croyants, ce n'est tout de même pas abusif. Meilleurs voeux quand même et faisons mieux!

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021226.html

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