Dixit Laurent Laplante, édition du 30 décembre 2002

Combien de fronts?

Il y a déjà tant de semaines qu'on nous annonce pour demain l'offensive anglo-américaine contre l'Irak qu'on s'étonne de ne pas encore en entendre le fracas. Le signal tarde tellement que toutes les hypothèses deviennent légitimes. Alors, pourquoi ne pas en oser une de plus? Se pourrait-il que la guerre contre l'Irak ait été retardée non par déférence pour le Conseil de sécurité ou à cause de la minutie des préparatifs, mais parce que s'éternise la crise vénézuélienne? Un mois, c'est une petite éternité, surtout quand on a cru mettre Chavez hors jeu il y a quelques saisons. Un mois, c'est plus qu'il n'en faut, en principe du moins, pour « assouplir un gouvernement sud-américain ». D'où la question : se pourrait-il que les États-Unis aient voulu éliminer Chavez en alimentant les forces d'opposition et s'assurer d'un pétrole de remplacement avant de mettre l'Irak à feu et à sang? Et se pourrait-il que l'opération déboulonnage se soit révélée plus difficile que prévu?

Si tel fut et si tel est toujours le calcul américain, Chavez vit en sursis. Dans cette hypothèse, il aurait dû tomber infiniment plus vite. Il ne survivrait donc qu'au grand déplaisir de l'administration Bush. C'est d'ailleurs du côté américain qu'il faut chercher l'origine des fonds considérables qui permettent à l'opposition de payer l'énorme publicité anti-Chavez. En se débarrassant de Chavez, Les États-Unis protégeraient d'abord leur cour arrière avant de se déchaîner contre Saddam Hussein. En résistant au delà de toute vraisemblance, en obtenant l'étonnant soutien de l'armée et même la caution de la Cour suprême du pays, Chavez, toujours dans ce scénario, garderait la Maison blanche dans l'incertitude : pas d'attaque contre l'Irak tant que Caracas n'est pas mise au pas.

Ce calcul ne manque pas de vraisemblance. Il présente cependant une faiblesse : il présume que les États-Unis ne veulent pas mener en même temps la guerre contre l'Irak et un travail de sape plus ou moins visible contre Chavez. L'analyse, toutefois, se complique quelque peu lorsque la Corée du Nord procède à ses propres calculs et semble parier elle aussi que les États-Unis ne veulent ni ne peuvent courir un nombre infini de lièvres à la fois. La question, dès lors, risque de devenir celle-ci : sur combien de fronts les Américains sont-ils prêts à se battre simultanément?

Sur les entrefaites, le très subtil Donald H. Rumsfeld intervient pour affirmer la capacité américaine de mener des guerres sur deux fronts à la fois. Du coup se trouve accréditée la théorie à laquelle souscriraient à la fois l'Irak, le Vénézuela et la Corée du Nord. Selon cette théorie, le bon moment pour défier le géant américain, ce serait celui où Polyphème semble avoir concentré toute son attention sur une seule cible. Si l'Irak attire la vindicte américaine et si, de surcroît, le Vénézuela préfère l'asphyxie à l'agenouillement, c'est le bon moment, semble croire la Corée du Nord, de faire des grimaces à Washington.

Un tel calcul est si classique, si plein d'un bon sens apparent qu'on s'étonne de voir M. Rumsfeld tout à coup plus modéré. Alors que le belliqueux politicien américain a évoqué en janvier dernier la nécessité (?) pour les États-Unis de pouvoir intervenir sur au moins trois fronts en même temps, il a limité sa nouvelle prétention à deux conflits seulement. Dans mon esprit, c'est la première déclaration qu'il faut garder en mémoire, non la seconde. Les États-Unis, en effet, n'ont plus à faire la preuve qu'ils peuvent agir puissamment sur deux fronts, car l'histoire les a révélés capables d'un telle performance. Ce sont les Américains qui, après Pearl Harbor, ont mené presque seuls la sanglante guerre du Pacifique tout en fournissant l'essentiel de l'effort nécessaire à la libération de l'Afrique du Nord et de l'Europe de l'Ouest. L'avertissement à la Corée du Nord n'en est donc pas un; nous devrions tous avoir déjà compris.

L'histoire qui est en train de s'écrire est d'un autre ordre. La question n'est plus, pour l'hégémonie américaine, d'agir sur deux, trois ou quatre fronts. Rumsfeld a beau l'affirmer, tellle n'est pas sa pensée. La stratégie est désormais, selon le terme qu'affectionne le président Bush et dont nous ne prenons pas une juste perception, d'agir partout de façon préventive et proactive, d'aller en tous lieux au devant des résistances, d'occuper d'avance les lieux stratégiques de façon permanente, d'identifier dans l'absolu les pays à neutraliser ou à abattre. Les États-Unis, même avant le drame de septembre 2001, visaient à envelopper la planète, à la manière d'un Internet militarisé et méfiant, d'un réseau de bases militaires permanentes et de gérer l'humanité comme les esclavagistes surveillaient le cheptel humain de leurs exploitations. Si les États-Unis ont maintenu des troupes en permanence en Allemagne, aux Philippines, au Japon même après la disparition du mur de Berlin et s'ils saisissent toutes les occasions d'installer des bases permanentes en Afghanistan, au Pakistan, en Turquie et dans des dizaines d'autres pays, c'est pour aller au devant de la guerre et, au vrai sens du terme, la rendre impossible. Dans le vocabulaire israélien, cela s'appellerait l'occupation. La guerre n'est plus un conflit de durée limitée entre des adversaires identifiables, mais un encadrement de la planète et une gestion des peuples par une hégémonie financièrement déficitaire, mais militairement toute-puissante.

En ce sens, la Corée du Nord pose peut-être quelques-unes des bonnes questions. Fut-elle de bonne foi dans son entente avec les États-Unis et a-t-elle vraiment mis au rancart son objectif d'autonomie nucléaire en échange d'un approvisionnement énergétique moins litigieux, je ne le sais pas. Nous savons, en revanche, que les promesses américaines n'ont pas été respectées et que, par exemple, les usines promises pour 2003 ne seront pas prêtes avant 2008. Autrement dit, la Corée du Nord se joint à l'Afghanistan, au Pakistan, à l'actuelle Turquie et à combien d'autres pays dans la cohorte des États qui ont reçu plus de promesses que d'aide concrète. D'autre part, ce que la Corée du Nord prétend faire - s'il ne s'agit pas d'un autre bluff - est très précisément ce que la France de De Gaulle a fait. Au grand dam des Américains, la France s'est dotée d'une force de frappe nucléaire autonome dont elle tire aujourd'hui d'assez substantiels avantages. Dans le bras de fer entre les États-Unis et l'ONU à propos de l'Irak, qui niera l'importance du rôle assumé par la France? Que la Corée du Nord, qui sait d'expérience de quoi la Russie, la Chine et les États-Unis sont capables, planifie son autonomie nucléaire, cela est certes regrettable pour quiconque se souvient d'Hiroshima et de Nagasaki, mais cela se comprend. Washington n'a certes pas interdit à Israël de développer son armement nucléaire. Dans le litige entre les États-Unis et la Corée du Nord, il semble bien que personne n'a tenu parole; ne comptons quand même pas sur les médias américains à la botte du président Bush pour tenir la balance égale entre les deux versions.

Combien de fronts? La question, je le crains, ne se pose plus dans ces termes. La Maison blanche se demande, à la manière de n'importe quelle transnationale sans entrailles, où installer ses relais, comment fragiliser et satelliser les économies nationales, comment, par l'armée ou le commerce, homogénéiser et « marchandiser » toutes choses, comment, en brandissant l'excuse du terrorisme, rendre poreuses les frontières et les identités nationales. Ce ne sont pas des fronts contraires qu'il faut ouvrir, mais des lucidités et des résistances d'abord culturelles.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20021230.html

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