Dixit Laurent Laplante, édition du 13 janvier 2003

De quelques parcours politiques

Étrange métier que celui de politicien. Certains le pratiquent pendant des années sans en pénétrer les mystères. D'autres, comme par magie, en contournent les pièges sans même les voir. Le ministre canadien des Finances, John Manley, fait partie de la première catégorie; il n'apprend pas. Ariel Sharon ne semble pas avoir arrêté définitivement son choix et marche toujours à un pas du précipice. George Bush et Jacques Chirac, pourtant si différents, semblent posséder la formule des sept vies. Tout cela ne vaut que dans l'immédiat, tant il est vrai qu'en politique six mois, c'est une éternité.

Le ministre John Manley tient tellement à prouver qu'il serait un digne successeur du premier ministre Jean Chrétien qu'il l'imite dans ce qu'il a de plus repréhensible. Et deux fois plutôt qu'une. Comme son chef, M. Manley confond, en effet, le rôle du député et celui du ministre. Il ne voit donc rien d'incongru à intervenir auprès d'un banquier pour plaider la cause d'un club professionnel acculé à la faillite. Son explication? Ce club de hockey fait la fierté de la région d'Ottawa et c'est là que M. Manley se fait élire. M. Chrétien, dans des circonstances analogues, a pareillement justifié son intervention auprès d'un prêteur : l'entreprise qui avait mérité cette intempestive compassion appartenait à la circonscription du premier ministre. Non seulement M. Manley ignore qu'un député-ministre n'a pas la même marge de manoeuvre qu'un simple député, mais il manifeste à l'égard du sport commercialisé la même sympathie maladroite que par le passé. Il avait alors voulu verser des millions de fonds publics aux clubs professionnels de hockey et n'avait retraité qu'après avoir été vertement critiqué par le pays entier. M. Manley, au lieu d'admettre son erreur, avait expliqué sa volte-face en alléguant que des cadeaux aux clubs de hockey susciteraient peut-être la convoitise des autres sports...

Ministre des Finances, M. Manley ne peut pas ignorer que les fonds publics sont déjà au coeur des sports professionnels. Les clubs, en effet, se financent en partie par la vente de loges corporatives. Or, cette vente aux entreprises fait partie des dépenses publicitaires admissibles aux exemptions fiscales. Subvention déjà excessive.

Le premier ministre israélien a commis jusqu'à maintenant bien des bourdes sans en payer le prix. Son passé militaire le suit comme le ferait dans d'autres existences un dossier judiciaire ignominieux. Il a pourtant redonné à la droite israélienne une vigueur indéniable et il gouverne amicalement avec la toute-puissante armée israélienne. Il a écarté avec facilité les rivaux qui, au sein même du Likoud, convoitaient son poste. L'élection de la fin janvier s'annonçait donc comme une simple formalité, peut-être même comme l'occasion de renforcer la position déjà dominante du Likoud à la Knesset.

Mais voilà que ce politicien retors et expérimenté multiplie des abus de pouvoir qui équivalent à des gaffes. Il transforme Yasser Arafat en martyr au lieu de l'ignorer. Il agresse le premier ministre Tony Blair en torpillant la rencontre destinée à préparer le remplacement d'Arafat. Il est pris en flagrant délit de financement illégal au moment de son ascension à la tête du Likoud et se rend vulnérable en empruntant auprès d'un industriel sud-africain de quoi rembourser ces dépenses excessives. Comme si ce n'était pas assez, il commence par décrire cet emprunt comme une simple hypothèque avant de présenter une version plus proche de la réalité. Pour couronner le tout, il donne un tour si hargneux à ses explications télévisées que l'autorité judiciaire lui coupe la parole au beau milieu de son plaidoyer. L'homme a démontré dans le passé sa capacité de survie; peut-être en demande-t-il un peu trop à son immunité.

La situation se présente autrement pour MM. Chirac et Bush, même si eux aussi jouent avec le feu. Le président français, on le sait, est en sursis. Il y a bien peu de mois, il faisait face à une étrange alternative : ou bien la présidence ou bien la comparution devant les tribunaux. La fragmentation de la gauche ayant permis à Jean-Marie Le Pen de se faufiler jusqu'au deuxième tour, M. Chirac a été littéralement plébiscité. Il a devant lui au moins plusieurs années de répit avant que la mairie de Paris ne se rappelle à son bon souvenir. Répit heureux à certains égards, car la diplomatie française a fait beaucoup pour rendre un peu moins certaine la guerre contre l'Irak. La position défendue par M. Chirac aura aidé, en tout cas, à maintenir l'ONU dans le décor et à privilégier le recours patient aux inspections des équipements irakiens. Dans les circonstances, le récent changement de ton dans le discours du président français étonne d'autant plus. Que signifie cet appel lancé à l'armée française d'être prête à la guerre? Et que vient faire dans un propos pacifiant l'évocation d'une éventuelle contribution française à une guerre dont on prétend ne pas vouloir? Une hypothèse, aussi désagréable que possible, vient à l'esprit : la France aime bien les principes, mais elle ne voudrait pas être mise à l'écart si l'entêtement anglo-américain conduit quand même à la guerre et à la redistribution des cartes pétrolières détenues par l'Irak. Si tel est le calcul du président Chirac, qu'il ne s'étonne pas que surgissent des accusations de vulgaire maquignonnage.

Quant au président Bush, il constitue pour beaucoup, moi compris, un sujet d'étonnement. Le fait est qu'il a rapidement donné à ses contacts avec le peuple américain le ton rassurant et belliqueux qu'exige une foule secouée par un drame; il n'a plus cessé d'utiliser cette rhétorique. Comme l'a observé un universitaire new-yorkais, Bush parle d'abondance quand il aborde le terrain des sanctions, de la vengeance, de l'écrasement du méchant. C'est au moment où il essaie de s'inventer une compassion quelconque qu'il hésite et cherche ses mots. Comme le climat s'est prêté admirablement aux diatribes menaçantes et punitives, Bush a maintenu à des sommets inégalés sa cote de popularité. Cela achève.

Car le défi change de forme maintenant que les États-Unis sont rejoints par leurs difficultés économiques et que la manipulation des médias exige de nouvelles astuces. On verra tout à l'heure si les conseillers du président sont capables de s'adapter au nouveau terrain. Qu'il soit permis d'en douter.

Comme son père avant lui, le président Bush a connu le succès militaire. Même si elle n'a guère soulagé le peuple afghan, la guerre contre les talibans a revigoré le moral étasunien. Bush II se rappelle pourtant que le triomphe de l'opération Desert Storm a été suivie pour Bush I d'une cuisante défaite électorale. D'où la décision de renforcer au plus tôt l'économie américaine pour éviter la répétition du phénomène. Jusque-là, on peut suivre le raisonnement. Mais les choses se gâtent quand la Maison blanche, qui fréquente les milliardaires plus que les débardeurs, table sur une exemption de dividendes pour relancer l'économie et quand elle renoue avec les déficits avant même d'entrer en guerre. Même si la structure économique américaine diffère de ce que connaît le Québec, c'est quand même la PME qui, là aussi, tranche entre la prospérité et la stagnation, entre l'emploi et le chômage. Or, la PME pratique moins volontiers la politique de dividendes que les conglomérats et le risque est grand que les dégrèvements offerts par le président Bush passent loin d'elle. Mais les déficits, eux, frapperont l'ensemble du pays et aggraveront encore les disparités économiques et sociales. Les économistes qui, depuis des mois, expliquent la relative résistance de l'économie canadienne en disant qu'elle est saine, ce qui est une lapalissade de première grandeur, gagneraient peut-être à regarder de plus près cette différence fondamentale des conceptions. Le président Bush, que les dieux de la guerre ont soutenu jusqu'à maintenant, se heurtera donc au cours des prochains mois à deux défis d'un autre ordre : comment obtenir des complaisants médias américains qu'ils satanisent plus d'un dictateur à la fois (Corée du Nord et Irak) et comment convaincre l'électorat qu'un président soupçonné de pactiser avec les milliardaires a pensé aux pauvres en réservant à ses copains une part accrue des ressources de l'État.

Certains hommes politiques méritent déjà la défaveur; d'autres, malgré leur parcours glorieux, s'exposent à la connaître.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030113.html

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