Dixit Laurent Laplante, édition du 16 janvier 2003

Idoles et métropoles, même siphon

La science-fiction, la mythologie et la science religieuse ont ceci en commun : toutes trois parlent d'idoles dévoreuses et hautaines, de dieux altiers et boulimiques. Quand l'idole réclame, on brûle à ses pieds le peu de biens que les croyants avaient accumulé. Quand le Minotaure mugit, on lui sacrifie le nombre de vierges spécifié. Des temples fastueux sont érigés à la gloire de l'idole par des collectivités qui peinent à garder ensemble les os et la peau. Cela est connu. Tout comme on sait que des profiteurs se cachent souvent derrière les idoles et dévorent les offrandes des croyants crédules et craintifs. Ce qui est peut-être moins présent à nos consciences, c'est que la science politique pourrait offrir des perceptions analogues : elle aussi a ses idoles qui pompent la vie de leurs sujets. Les métropoles saignent, asservissent, siphonnent, elles aussi.

Depuis qu'elles existent, en effet, les métropoles ont adopté le ton et la boulimie de l'idole. Athènes traitait ses citoyens en hommes libres, mais asservissait tout ce qu'elle pouvait vaincre. Elle attendait ensuite qu'entrent au Pirée les bateaux lui apportant son dû. Londres, Venise, Lisbonne, Madrid, l'Égypte de Ramsès, la Macédoine d'Alexandrie, la Cité interdite n'agirent pas autrement. Lieux et époques importent peu : une métropole exploite ses colonies comme l'idole exige son culte. Londres et Paris, en terre autochtone et québécoise, ont saccagé les équilibres existants et ont tout fait graviter autour du commerce des pelleteries ou du bois. Dans l'intérêt de l'idole, va sans dire. Idole ou métropole, même voracité.

Il serait donc inattendu que les métropoles contemporaines se conduisent autrement que comme des idoles voraces. Il se peut, à ces heures de démocratie verbale et verbeuse, que les métropoles dissimulent pudiquement la portée et la nature de leurs exigences, mais la lourdeur du tribut demeure la même. La fable que nous sert l'antiquité et que La Fontaine a reprise décrit aussi bien le comportement des anciens tyrans que celui des métropoles et, sans surprise, de l'actuelle hégémonie américaine. « Partibus factis, sic locutus est leo » (Une fois le butin partagé en portions, voici comment parla le lion). Si l'on admet la parenté entre les idoles religieuses ou mythiques et les métropoles financières et militaires, on accède à d'éclairantes hypothèses pour lire l'actualité.

Prenons l'exemple de la Corée du Nord. Pourquoi cette subite modération des États-Unis face à un pays mieux équipé déjà et plus belliqueux que l'Irak de Saddam Hussein? Pourquoi l'avenue diplomatique de préférence aux bruits de bottes? Les probabilités, à moins d'un changement profond dans les comportements métropolitains, vont dans le sens suivant : les États-Unis, hégémoniques comme aucune métropole ne l'a jamais été, se conduisent comme les idoles et les métropoles de toujours. Ils ne respectent les accords et les traités que s'ils y trouvent avantage. Ils signent, puis examinent le rendement du traité. Si l'entente ne rapporte rien, la métropole la laisse tomber. Au nom de quoi un vassal réclamerait-il de la métropole le respect des signatures? Depuis quand y a-t-il alliance égalitaire entre le fidèle et l'idole?

La surprise n'est donc pas que l'accord entre la Corée du Nord et les États-Unis soit devenu caduc, mais que la propagande fasse de la Corée du Nord la seule coupable de bris de contrat. Ainsi, bien programmé ou mal informé, George Baumgartner, l'apocalyptique correspondant de Radio-Canada à Tokyo, propage comme un mantra cette rengaine à propos du « régime stalinien » de Pyong-Yang : la Corée du Nord est relapse et les États-Unis sont victimes de leur désintéressement. La réalité est plus nuancée. L'entente, en effet, comportait une double contrepartie et non pas une seule. La Corée du Nord mettait fin à ses programmes nucléaires à portée militaire, mais elle recevait en échange deux compensations, l'une en argent, l'autre en capacité énergétique. Selon l'entente, la Corée du Nord devait posséder dès 2003 deux réacteurs la rapprochant sensiblement de l'autonomie énergétique. Or, au milieu de 2002, la construction promise n'avait même pas débuté. Pourquoi? Probablement parce qu'aucune métropole, pas plus les États-Unis que les autres, n'aime que les satellites secouent leur tutelle. Pas plus que Paris n'aimait que sa colonie québécoise ne développe ses forges et ne produise ses balles, Washington n'apprécierait que l'énergie atomique nord-coréenne prive les pétrolières américaines d'un achalandage profitable. Les États-Unis ont donc livré du pétrole, mais laissé les réacteurs sur la planche à dessin. La Corée du Nord n'est certes pas un régime sympathique; il n'en demeure pas moins qu'elle n'a pas reçu ce qu'on lui avait promis et qu'elle souhaite réduire sa dépendance. La pondération étasunienne s'explique donc par la différence de statut commercial entre Pyong-Yang et Bagdad : la Corée du Nord est acheteuse d'énergie et les États-Unis veulent lui en vendre, l'Irak est propriétaire d'énergie et on veut la lui prendre.

Ce qui accrédite un peu plus cette hypothèse, c'est qu'elle s'harmonise aisément avec deux tendances lourdes : la boulimie des métropoles à l'égard des ressources « coloniales » et le désir des métropoles de toujours élargir leurs marchés. On a tant parlé de la dimension pétrolière du litige irakien qu'on n'apprendra rien à personne en affirmant que bien des guerres sentent l'huile. On oublie, cependant, que le conflit du bois d'oeuvre se perpétue et s'envenime dans la même perspective. La métropole a besoin de bois d'oeuvre, mais elle ne négociera jamais d'égal à égal avec un pays étranger qui, à ses yeux, a valeur de colonie. Elle affamera la concurrence canadienne, puis elle lui offrira une solution qui équivaut à un transfert de ressources : « Mettez les forêts aux enchères, nous les achèterons et nous exercerons sur le bois le même contrôle que sur les bananes, le café ou le cacao. » C'est d'ailleurs une simple question de temps avant que les États-Unis traitent les eaux douces du Canada comme une ressource nécessaire aux intérêts de la métropole. Si l'idole a soif, elle trouvera de quoi boire. En siphonnant à son profit toutes les ressources sur lesquelles elle peut faire main basse, la métropole se réserve la lucrative dimension de l'emploi, de la transformation et de la valeur ajoutée. Une fois le contrôle établi, les colonies achèteront à prix fort un produit qu'elles produisaient auparavant de façon autonome.

Si la voracité des métropoles à l'égard des ressources d'autrui finit par attirer l'attention, le deuxième volet de l'offensive commerciale demeure souvent dans l'ombre. On ne semble pas savoir à quel point les guerres servent de fer de lance aux intrusions commerciales. Les bombardements sur l'Afghanistan n'avaient pas encore diminué (ils n'ont pas cessé) que déjà l'aide (?) étasunienne se manifestait sous la forme de semences (OGM) bricolées pour créer une dépendance éternelle. Quand les armées sous contrôle américain se retireront, elles laisseront derrière elles des empires commerciaux téléguidés de l'extérieur comme le furent les comptoirs français ou portugais en Indochine ou en Inde. La Chine subit le même sort face à l'opium anglais imposé par les canonnières. En ce sens, l'idole américaine n'est pas plus immorale que ses devancières; elle est seulement plus puissante et terriblement actuelle. Sachons que seules les intentions modifient l'emballage de l'impérialisme : les canons s'il s'agit de s'approprier les ressources, une relative politesse s'il s'agit de « fidéliser » les clientèles. Premier cas, l'Irak; deuxième cas, la Corée du Nord.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030116.html

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