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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 février 2003

Une vertu tardive et hargneuse

Tout ce qui réduit l'emprise de l'argent sur la vie politique devrait constituer un sujet de réjouissances. La démocratie s'en trouve renforcée. Il est toutefois difficile de se féliciter sans réticence des changements que propose le premier ministre Jean Chrétien au chapitre du financement des partis politiques. Survenant au moment où M. Chrétien vit un sursis et modifiant les règles alors même qu'une course à la direction du Parti libéral est engagée au moins officieusement, le projet sonne davantage comme un règlement de comptes que comme l'expression d'une ferme volonté d'assainissement politique. D'autre part, M. Chrétien se montre dangereusement imperméable à des besoins éthiques pourtant tout aussi criants que ceux du financement politique, la protection de la vie privée par exemple.

En une quarantaine d'années de vie politique, jamais M. Chrétien n'a manifesté une conscience le moindrement chatouilleuse en matière d'éthique politique. S'il savait poursuivre un objectif avec acharnement, il ne s'embarrassait guère du choix des moyens. En son temps, le premier ministre Trudeau pouvait confier ses basses oeuvres à M. Chrétien et planer en bon patricien au dessus de la mêlée. Le jour, mais aussi la nuit comme chacun le sait, M. Chrétien poursuivait l'exécution de sa mission en bon soldat. Quand il accéda enfin au poste de premier ministre, M. Chrétien s'entoura à son tour de collaborateurs sans états d'âme. Il aura fallu des années pour que les bénéficiaires du favoritisme deviennent négligents au point d'attirer l'attention par des rapports reproduits à l'identique année après année et facturés au prix du platine. Quand le scandale devint trop visible, la punition tomba : l'un des principaux coordonnateurs du système fut sévèrement puni et mérita une ambassade; les autres sont probablement en train de subir une mue protectrice.

À mesure que cette protection rapprochée devenait poreuse, M. Chrétien reçut des coups. Son comportement n'avait pas changé, mais il souffrait désormais d'une plus grande vulnérabilité. Les habiletés procédurières n'allaient pourtant pas lui faire défaut. Pourquoi pas, par exemple, un conseiller à l'éthique placé sous la coupe du premier ministre et prêt à assumer le rôle de caution aveugle? Sitôt dit, sitôt fait. Les interventions du premier ministre auprès de prêteurs en faveur d'une entreprise de son comté reçurent l'absolution de celui que Camus aurait appelé « le conseilleur en éthique ». En guise de justification personnelle, M. Chrétien se borna à répéter qu'il avait toujours fait de la politique selon ces méthodes. On le déplorait, mais on ne croyait pas que M. Chrétien s'en vanterait.

L'intérêt subit de M. Chrétien pour le financement des partis politiques surprend donc comme l'apparition d'un cactus sur fond de pergélisol. Les entreprises ne contribueraient plus qu'au compte-gouttes au financement des partis politiques et seules les personnes physiques seraient autorisées à verser des contributions plus que symboliques. De la part d'un parti qui, cette année encore, a reçu une douzaine de millions de personnes morales de grand gabarit, c'est si étonnant qu'on attend un instant avant de vanter la décision comme admirable et héroïque. Quand, de surcroît, la proposition de M. Chrétien s'étend avec la même ascèse aux autres secteurs du financement politique, course à la direction y compris, on hésite entre l'incrédulité et l'inscription du premier ministre dans la liste des prochaines canonisations.

À dire vrai, on n'hésite pas longtemps. Le premier ministre, au lieu de se ménager une sortie plus élégante que ne l'a été sa carrière, cherche à la fois à demeurer fidèle à lui-même et à laisser le testament d'une conscience raffinée. Efforts forcément stériles. La réforme proposée obéit, en effet, soit dit au risque d'un procès d'intentions, à des motivations qui n'ont rien à voir avec l'éthique ou avec l'assainissement du financement politique. Peut-être est-il imprudent de tirer pareille conclusion; ce n'est pas injuste dans le cas d'un homme qui, de son propre aveu, a fondé une carrière de quarante ans sur de tout autres assises. D'ailleurs, le jupon dépasse de quelques mètres et chacun aura compris que le motif inavoué des scrupules tardifs de M. Chrétien a un nom bien précis : celui de Paul Martin.

Sur le fond de la question, M. Chrétien propose d'ailleurs une réforme qui, par ses gaucheries, révèle que son auteur navigue en eaux peu familières. On sait à quel point des règles semblables à celles dont le Québec s'est doté à propos du financement politique seront aisément contournées par les tournois de golf, les rencontres privilégiées avec les élus, les diners aux couverts coûteux. Que l'ex-pontife de Nortel s'amène avec Tiger Woods et il sera une fois encore admis à dialoguer avec le premier ministre lui-même, ce qui n'est pas à la portée de tout le monde.

M. Chrétien seul ne semble pas prévoir que ses règles sont d'avance promises aux mêmes détournements. Alors même que le premier ministre exige de ses homologues provinciaux qu'ils rendent des comptes au gouvernement central sur l'utilisation des milliards supplémentaires voués à la santé, il ne semble pas en mesure d'assurer dans sa propre gestion fédérale un minimum de transparence, de rigueur et d'éthique. Le favoritisme sévit et M. Chrétien ne semble pas savoir ceci : seul le manque d'éthique des gouvernants rend possible le gavage des petits et gros prédateurs de l'extérieur. S'il le savait et l'admettait, il accroîtrait les pouvoirs et les ressources de la Vérificatrice générale, il laisserait la Chambre des communes embaucher un véritable conseiller à l'éthique, il mettrait fin aux équivoques qui bloquent l'élection de son successeur.

D'autre part, s'il était vrai que M. Chrétien a reçu une illumination éthique à la manière de saint Paul sur le chemin de Damas, il lirait avec plus d'attention le rapport dévastateur que signe le Commissaire à la protection de la vie privée, M. George Radwanski. Il s'apercevrait alors que son testament politique comprend de détestables chapitres au chapitre des droits fondamentaux et il essaierait de se rappeler l'argumentation qu'il nous tenait lorsqu'il a aidé M. Trudeau à rapatrier unilatéralement la constitution canadienne.

Laurent Laplante
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