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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 20 mars 2003

Rancunes et volte-face

En ces temps de mensonges officiels et de calculs souterrains, il est malaisé de remplir pleinement ce que Madeleine Gagnon désigne comme le devoir d'information. Beaucoup de sources sont soit en cheville avec des intérêts qui détestent la lumière, soit soumises au martellement des officines de propagande, soit d'emblée d'accord avec la logique hégémonique des États-Unis. Il faut pourtant, au risque d'imputer des motifs diaboliques à des gens qui sont simplement incompétents et de pratiquer la paranoïa comme un vice adoré, trouver les explications qu'on nous refuse. Le mystère, avant de constituer une aberration incompréhensible, est un scandale qu'on ne finit pas d'explorer. À cette aune, le présent est truffé de mystères. Il faut pourtant, en ces jours qui raréfient l'information libre, découvrir, par exemple, pourquoi se sont coagulées les rancunes qui ciblent la France. Tout comme il faut comprendre pourquoi de grands médias comme le New York Times, après une période de soumission dégradante à l'hystérie guerrière, ont recommencé à traiter la Maison blanche comme un vrai quatrième pouvoir doit le faire.

Que les Américains et leurs rares alliés aient désigné la France comme bouc émissaire de leurs ratages diplomatiques, cela saute aux yeux. Au lieu de calmer le jeu et d'imputer les attaques racistes contre Paris au mauvais goût ou à une frustration momentanée, les leaders politiques des États-Unis, de l'Angleterre et de l'Espagne en ont rajouté. Lundi soir encore, le président Bush affirmait que certains pays, sous-entendre la France, ne détestent pas le terrorisme autant que les États-Unis. Attaque vicieuse s'il en est. L'impasse au Conseil de sécurité? Attribuable au seul entêtement français. Retrait de la deuxième résolution? Fiasco provoqué par le veto français. Cette offensive concernée et rageuse contre la France mérite analyse. À défaut d'accès à une information fiable, il faut oser la haute voltige.

Depuis le début, la position française est connue. Ni Washington ni ses alliés ne peuvent jouer la surprise si le veto de Paris est demeuré jusqu'à la fin de l'exercice une donnée assurée. Si l'équipe Bush a quand même mené pendant plusieurs semaines une campagne de séduction et d'intimidation auprès des autres membres du Conseil de sécurité, c'était donc parce que le veto français faisait partie des irritants, mais ne constituait pas, aux yeux des Américains, un obstacle invincible. On l'aurait ignoré si la France n'avait compté que sur elle-même. Si les pressions américaines avaient réussi à isoler la France ou, du moins, à rassembler au moins neuf des quinze voix du Conseil de sécurité autour de la deuxième proposition, nul doute que les États-Unis, l'Angleterre et l'Espagne auraient tenté le coup. Advenant que la Russie et la Chine choisissent le mutisme et qu'une majorité du Conseil approuve le choix étasunien, une offensive militaire contre l'Irak acquérait une certaine légitimité. Il aurait été techniquement illégal de passer outre au veto français, mais on aurait pu maquiller en acceptation morale l'appui d'une certaine communauté internationale. La meilleure preuve en est que les États-Unis, après avoir claqué la porte du Conseil de sécurité, proclament aujourd'hui avoir obtenu l'approbation de 40 pays.

Dès lors, le retrait de la deuxième proposition révèle dans une clarté brutale que cet appui moral qui aurait pu servir d'alibi n'a pas été obtenu et que la France, loin d'être isolée, recevait l'endossement d'autres détenteurs du droit de veto et d'une solide majorité du Conseil. Présenter quand même la deuxième proposition équivalait à étaler non pas l'isolement de la France, mais celui du clan guerrier. En retirant la proposition, mais en mentant sur les motifs de ce retrait, le trio des Açores a voulu dissimuler les réticences du Conseil et répandre le bruit que seul l'entêtement de Paris a fait avorter la démarche. Pour rendre l'opération crédible, il fallait ensuite omettre toute référence à la Russie ou à la Chine et faire comme si le Conseil de sécurité ne penchait pas comme la France du côté de la diplomatie. D'où une colère publique et injustifiée qu'on utilise comme écran de fumée.

On peut, en se résignant encore aux supputations, déceler dans cette rage anormalement bruyante des motifs encore plus nauséabonds. Le contrôle du pétrole irakien, par exemple. La France occupe à Bagdad une place que convoitent les intérêts anglais et américains. En exagérant la responsabilité française dans l'impasse du Conseil de sécurité, peut-être se donne-t-on les moyens de l'évincer tout à l'heure du partage des dépouilles irakiennes. Si, en plus, profitant de l'invasion de l'Irak, Israël modifiait la donne au Liban et en Syrie et réduisait l'influence de la France dans cette partie du monde, beaucoup se borneraient à dire que la France l'a bien cherché. Supputations aventureuses, je le reconnais, mais la rage antifrançaise a pris de tels accents qu'elle cache forcément d'assez vilains calculs. Dont le pétrole et le remaniement du cadre géopolitique.

Heureusement, la contrepartie existe. Ainsi, la correction de trajectoire effectuée à propos de la guerre par le New York Times (NYT) invite également aux supputations, mais sur un tout autre ton. Pendant un temps, les médias américains, y compris celui-là, semblaient écrire sous la dictée de la Maison blanche. Tout comme ils utilisaient, pour décrire l'écrasement des Palestiniens, le vocabulaire trompeur concocté pour eux par les relationnistes à l'emploi d'Israël. C'était indigne du journalisme. Peut-être la direction des médias cédait-elle, comme la nation, à l'insécurité propagée par les attentats de septembre 2001, mais il y avait autre chose. L'administration Bush, cachottière et manipulatrice, imposait ses perspectives, distillait ses fuites calculées, confondait liberté de presse et déloyauté. Frustrés et étonnés, les admirateurs d'une certaine presse américaine (dont moi) cherchaient vainement des sources de valeur comparable. Or, voici que, au moment où le clan guerrier aurait souhaité le soutien massif des grands médias, les éditoriaux du NYT retrouvent leur audace, prennent leur distance par rapport au président Bush, déconseillent la solution militaire. Que s'est-il passé? Les supputations à ce sujet seront aussi aléatoires que dans le cas de l'ostracisation de la France, mais elles aussi sont nécessaires.

Au moins pour une part, le réalignement du NYT est attribuable à la situation intérieure des États-Unis. Le recours à la force déplairait peut-être moins, soit dit cyniquement, s'il ne risquait pas d'allonger et d'alourdir l'hibernation économique dans laquelle le pays est plongé. En deux ans, des déficits démentiels se sont substitués aux surplus promis. Les marchés boursiers achèvent de brûler leurs réserves. L'euro a rejoint et dépassé la valeur du dollar américain. Que s'enclenche dans ce contexte une opération militaire coûteuse et aux corollaires imprévisibles, il y a de quoi s'interroger et s'inquiéter. J'aimerais croire que la volte-face de certains grands médias découle strictement d'une soudaine sensibilité aux laideurs de la guerre, mais je crains que le coût appréhendé de la guerre pèse ici plus lourd que l'horreur de la guerre. D'ailleurs, prenons garde : les indices boursiers ne détestent ni la guerre ni les mises à pied massives...

Il se peut, en somme, que la peur se soit emparée de médias aussi conscients que le NYT des besoins américains en santé et en éducation. La peur de ce que fera tout à l'heure du pays un Bush triomphant. Va-t-il réduire encore l'aide aux démunis et confier plus systématiquement aux groupes religieux le soin d'encadrer l'embauche? Va-t-il déséquilibrer davantage la fiscalité au bénéfice des nantis? Va-t-il modifier les règles du financement du secteur scolaire et s'aventurer dans la généralisation des bons d'éducation? Va-t-il, au grand dam d'Allan Greenspan, de la Federal Reserve Bank, s'entêter dans une politique économique contraire à ce que semblent exiger la situation et le bon sens? Va-t-il accroître le nombre de personnes totalement dépourvues d'assurance santé? Tout cela est dans l'air et plane comme une menace. Dans ce contexte, peut-être le NYT et ses collègues craignent-ils la guerre moins pour des raisons de tolérance démocratique et d'ouverture au monde que par peur des retombées de la guerre à l'intérieur même des États-Unis.

Supputations? Je l'ai admis. Il est pourtant indispensable, même en l'absence d'informations complètes et crédibles, de scruter la mise en accusation de la France et le retour de grands médias américains dans le camp de la prudence.

Laurent Laplante

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