Dixit Laurent Laplante, édition du 19 mai 2003

Entre la Turquie et l'Espagne

Que les États-Unis, pour diverses raisons dont certaines se défendent, traversent une période de nervosité, cela ne fait guère de doute. Que le Canada, premier partenaire commercial d'un mastodonte à l'épiderme sensible, ait intérêt à garder en mémoire les innombrables susceptibilités de cet associé, cela aussi relève du sens commun. Il n'est pourtant pas dit, et M. Chrétien le rappelle avec justesse, que le Canada doive s'incliner devant chacun des voeux étasuniens. Quelque part entre une désinvolture dont nous n'avons pas les moyens et l'aplaventrisme auquel beaucoup nous convient, il importe de chercher et d'établir un équilibre toujours précaire dans nos relations avec les États-Unis. Un style qui emprunterait davantage à la Turquie qu'à l'Espagne, mais qui tiendrait compte du fait qu'Ankara n'a pas avec les États-Unis une interminable frontière commune ni une osmose commerciale aussi poussée.

Dans le bilan plutôt triomphaliste qu'il dresse de son règne, M. Chrétien, à son habitude, mêle le vrai et le faux. Plus encore qu'à son habitude, il succombe à la tentation de ne dire qu'une partie de la vérité. Quand, par exemple, il se félicite d'avoir raffermi l'unité canadienne, on doit comprendre qu'il réfère aux tendances centrifuges québécoises et fait abstraction des « délinquances » réelles ou appréhendées de Terre-Neuve, de l'Ontario ou de l'Alberta à propos des pêches, du protocole de Kyoto, de la participation à l'attaque contre l'Irak ou d'une contribution au bouclier antimissiles des États-Unis. Unité canadienne entendue dans un sens restrictif. Quand M. Chrétien se réjouit de l'élection d'un gouvernement fédéraliste au Québec, sans doute faut-il, de la même manière, décoder l'autocongratulation : le premier ministre canadien a momentanément résisté au bellicisme américain pour ne pas indisposer l'opinion québécoise. Celle-ci en aurait profité pour maintenir le Parti québécois au pouvoir. Coup de pouce qui doit plus à la partisanerie qu'aux scrupules moraux. On ne peut d'ailleurs jamais croire M. Chrétien complètement, pas plus à propos des prisonniers capturés par des soldats canadiens en Afghanistan qu'à propos de la discrète mais réelle contribution canadienne à l'intrusion en Irak. Quand on participe sans participer tout en participant, le compte rendu est forcément alambiqué...

Malgré ces « libertés prises avec la vérité », M. Chrétien a raison sur le fond : le Canada et les États-Unis constituent des sociétés dissemblables. Cela sonne d'ailleurs si juste qu'on se demande pourquoi M. Chrétien croit possible le bon voisinage entre une société canadienne nettement différenciée et la société américaine, alors qu'il refuse au Québec de s'affirmer comme société distincte à l'intérieur comme à l'extérieur de la confédération. Le Canada, dit M. Chrétien de manière anormalement limpide, adhère au protocole de Kyoto, respecte l'ONU, contribue à la mise en scène de tribunaux pénaux internationaux, tente (coûteusement) de contrôler les armes à feu, toutes positions que rejette Washington. Il a raison d'y lire la preuve d'une différence, tort de ne pas en tirer tous les corollaires.

La dépendance canadienne à l'égard des États-Unis n'en est pas moins éclatante. Non seulement parce que les exportations du Canada se dirigent massivement chez des clientèles américaines, mais aussi parce que l'influence étasunienne détermine souvent nos opinions, nos choix culturels, nos options politiques. L'Alliance dite canadienne n'existerait pas s'il n'y avait pas, de ce côté-ci de la frontière, autant de Canadiens culturellement nourris de l'imaginaire américain. La relation entre les deux pays est si intime que tous nos chroniqueurs financiers clament aujourd'hui à tous les vents que « le huard s'envole », alors que le dollar canadien ne se bonifie vraiment que par rapport à la seule devise américaine. Face, par exemple, à l'euro, qui vaut pour notre dollar vingt sous de plus que le billet américain, notre huard reste bien sagement au ras de son étang. Peu importe, puisqu'on ne compare notre monnaie qu'à sa voisine. La dépendance a si bien envahi nos sensibilités et homogénéisé les perspectives que nous jugeons tout, le huard comme le reste, en fonction des USA.

Nécessité, par conséquent, d'un équilibre fragile et constamment ajusté entre nos légitimes propensions à l'autonomie et les incessantes pressions des États-Unis. Équilibre qui, selon les jours, fera la part plus belle aux concessions ou aux affirmations d'indépendance. On devrait, me semble-t-il, délimiter fermement et clairement ce qui n'est pas négociable et savoir, à l'occasion, lâcher du lest à propos de l'accessoire. À cet égard, les exemples énumérés par M. Chrétien ne sont pas si mal choisis : le Canada ose se caractériser quand il est question de protéger l'environnement, de référer à des instances fiables comme l'ONU, de préférer la négociation aux missiles, de construire une société moins violente et plus équitable, de ne punir que si toutes les autres ripostes au crime ont avorté... Si le Canada défend ces positions, il m'importe assez peu qu'un ministre canadien fasse aux États-Unis un voyage peu glorieux et plus ou moins prématuré à propos de la marijuana. L'important, en effet, n'est pas d'aller ou non expliquer nos intentions; c'est d'arrêter fermement nos décisions. Il n'y a rien d'humiliant à expliquer nos orientations; il serait, en revanche, parfaitement indigne d'aller à Washington pour y revenir des directives. C'est à la fierté légitime plus qu'à une vanité puérile que nous devons demander conseil.

Dans le frustrant dialogue entre l'hégémonie étasunienne et les fiertés nationales de l'ensemble des pays, les différences de ton et de perspectives sont manifestes. Toutes ont leurs attraits, toutes ne correspondent pas aux priorités canadiennes. Lorsque la diplomatie américaine a patrouillé le monde, le baton dans une main et le chéquier dans l'autre, pour étoffer un peu une « coalition » qui n'en était pas une, plusieurs capitales ont aussitôt cédé aux pressions étasuniennes. L'Europe et l'OTAN en savent quelque chose. La Grande-Bretagne et l'Espagne, par exemple, se sont d'elles-mêmes attachées si étroitement au char américain qu'elles en ont perdu toute marge de manoeuvre. Certains pays, comme la Turquie, ont pourtant accordé plus de poids à leur opinion publique qu'aux milliards américains. Quant à elle, la France, dont le rôle a été louable et déterminant dans la crise vécue par le Conseil de sécurité, s'est réservée le droit - et le risque - d'oublier à son gré les affaires internationales pour ausculter péniblement son administration interne. On voit la diversité des attitudes; on entrevoit la possibilité pour un pays adossé à l'hégémonie étasunienne de respirer quand même par ses propres poumons.

Osons le jeu de mots : le secret, ce sera la transparence. Les orientations canadiennes seraient mieux acceptés et respectées, à l'intérieur comme à l'extérieur du territoire, si elles devenaient explicites et prévisibles. Le grand tort de M. Chrétien fut, au fil des ans, de tolérer la corruption dans la gestion et l'équivoque dans le discours. On peut craindre que, sous un régime Martin, nous ayons droit à la même corruption et à des politiques plus claires et plus regrettables. Ce ne sera pas nécessairement un grand progrès.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030519.html

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