Dixit Laurent Laplante, édition du 16 juin 2003

Ce qu'on peut faire sans l'État...

Dans une formule d'un simplisme navrant, le nouveau ministre québécois des Finances, Yves Séguin, a estimé le temps venu non plus de s'interroger sur ce que l'État peut faire pour nous, mais de s'intéresser à ce qu'on peut faire sans lui. En déshumanisant et en dénaturant ainsi de manière radicale la formule de John Kennedy, M. Séguin interprète de manière inquiétante son mandat technique et entre de plain-pied en terrain idéologique. C'est son droit. Le nôtre, c'est de noter et de dire qu'il a choisi son camp. Ce n'est pas de lui qu'on peut attendre l'édification d'une société fondée sur l'équité, la solidarité et la compassion. Ce n'est même pas de lui qu'il faut attendre une lecture correcte des besoins québécois.

À bien des égards, l'État mérite et reçoit le même verdict désabusé que la démocratie : c'est la pire institution à part toutes les autres. On confond d'ailleurs État et gouvernement, ce qui facilite le dénigrement des deux. Le gouvernement, reconnaissons-le, a si tôt fait de transformer en norme figée un besoin fugitif ou de remédier au moindre abus par une interdiction tatillonne qu'on en fait volontiers le symbole de la stérilité, du soupçon, de la paperasse. M. Séguin reprendrait-il, comme l'ont fait avant lui bien des ministres issus du secteur privé comme un Guy Joron ou un Rodrigue Biron, le couplet sur l'urgence de mettre la bureaucratie gouvernementale au régime minceur qu'on lui donnerait raison. En lui demandant toutefois de garder à l'esprit qu'il faut « en toutes choses savoir raison garder ». Mais ce n'est pas ce que dit M. Séguin. Le nouveau ministre des Finances ne s'en prend pas aux excès de la bureaucratie, mais à l'État lui-même. Il ne parle pas en pragmatique soucieux d'efficacité, mais en idéologue. Après des péquistes qui ont tellement adoré la gestion qu'ils en ont oublié leur projet, voici donc un doctrinaire qui, d'avance, accroche son char à des formules qu'il considère comme nécessairement les meilleures. Cet homme penche de toute son âme du côté de ceux qui entendent se passer de l'État. On l'aurait aimé plus nuancé.

L'État, en effet, qui ne détient pas le remède à tous les problèmes, n'est pas non plus le responsable de toutes les difficultés. En matière de santé, par exemple, c'est à l'État que la société québécoise doit un système de santé qui coûte moins cher et donne de meilleurs résultats que les formules offertes aux États-Unis par l'entreprise privée. Les coûts du système de santé québécois posent quand même problème? C'est vrai, mais d'où proviennent les principales difficultés? Des médicaments et de la rémunération à l'acte appliquée aux médecins. Dans les deux cas, il s'agit d'un recours à l'entreprise privée, compagnies pharmaceutiques, d'une part, et professionnels autonomes, d'autre part.

Si, en matière de justice, le régime québécois d'aide juridique n'est accessible qu'à une portion toujours plus réduite de la population, c'est, d'une part, parce le libre choix de l'avocat inscrit dans la loi sur l'aide juridique depuis Jérôme Choquette accroît sensiblement les coûts du système public et, d'autre part, parce que le Barreau, ardent défenseur de la confrérie, ne s'inquiète pas suffisamment de ce que la justice soit aujourd'hui un luxe réservé aux entreprises et aux nantis. Quand on songe que Shiran Shiran, assassin de Robert Kennedy, fut défendu par un public defender de la Californie, on éprouve une certaine gêne en voyant les avocats des Hell's Angels s'enrichir à même notre schizophrénique système d'aide juridique. Là aussi, une action énergique de l'État, n'en déplaise à M. Séguin, rendrait à la population le souhaitable accès à la justice.

M. Séguin n'aurait pas davantage raison si, par malheur, il poussait son antipathie envers l'État jusqu'à confier au secteur privé l'exploitation de Loto-Québec. Les petits astucieux qui, à Las Vegas ou ailleurs, n'ont pas su voir la différence radicale entre la socialisation du jeu et sa légalisation, ont découvert trop tard que le crime organisé, lui, connaissait la différence.

Plus pragmatique et moins doctrinaire, le nouveau ministre des Finances saurait déjà qu'il y a État et État, comme il y a nationalisme et nationalisme. Dans le cas d'une collectivité de faible gabarit, l'État est souvent la seule force sur laquelle la collectivité puisse compter. Sans les institutions créées par l'État au cours de la révolution tranquille, l'épargne et les caisses de retraite québécoises seraient gérées hors du territoire et, comme d'habitude, au bénéfice d'autres collectivités. Sans l'amnésie dont souffrent nos caïds de la gestion privée, on saurait que c'est grâce à l'État québécois si les Garneau, Bélanger, Tellier, Lortie, Tessier et cie ont appris à jouer dans les grandes ligues. Ces hommes et les entreprises qu'ils dirigent aujourd'hui doivent une part de leur réussite à l'État qui leur a fourni le noviciat et leur a mis le pied à l'étrier. Qu'ils ne s'en souviennent pas n'excuse pas M. Séguin de décrire l'État comme une marotte dont il faut assurer le dépérissement.

Chose certaine, même si M. Séguin a beaucoup flirté autrefois avec la radio privée, il devra reconnaître que la radio publique, malgré son arbitraire et le nombrilisme de ses vedettes, conserve une longueur d'avance en matière d'affaires publiques. S'il fallait, comme semble le souhaiter M. Séguin, se passer de l'État en matière de radio, nous serions, comme peuple, encore moins capables de nous exprimer et encore plus profondément immergés dans la démagogie et la grossièreté.

Je déforme la pensée de M. Séguin? Oui, mais moins qu'il n'a déformé la pensée de Kennedy. M. Séguin aurait raison de me rappeler qu'il n'a pas demandé la suppression de l'État. Il n'en demeure pas moins qu'il a oublié au moins deux aspects de la question. D'une part, le fait que le bilan de l'État est nettement moins méprisable que ne l'affirme le libéralisme simpliste dont M. Séguin chante les louanges; d'autre part, le fait que beaucoup d'humains sont condamnés à vivre dans des conditions honteuses si l'État ne leur vient pas en aide. Certes, il est bon que chacun d'entre nous aille au bout de son potentiel sans toujours recourir à l'État comme à une béquille. Nous serions cependant bien myopes et bien égocentristes si nous ne demandions pas à l'État de corriger les disparités créées par le libéralisme sauvage et si, comme le souhaitait Kennedy, nous n'aidions pas l'État à devenir plus compatissant en même temps que plus efficace.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030616.html

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