Dixit Laurent Laplante, édition du 30 juin 2003

Puissant, solitaire et fragilisé

Bien que parfaitement incompétent en ces matières, je constate, comme tout le monde, que l'économie américaine tarde à se remettre en marche. Je ne suis pas de ceux qui identifient croissance et santé, mais je souhaiterais que les emplois soient préservés ou créés en nombre suffisant pour que chacun et chacune y trouve sa dignité. Tout comme je verrais d'un bon oeil que, n'en déplaise à la mondialisation, les différents pays, le Canada en particulier, réduisent leur dépendance par rapport à une gouvernance américaine fondée sur une recherche démentielle de la toute-puissance militaire. Je ne suis donc pas fâché que l'administration de Bush II soit confrontée à une impasse économique semblable à celle qui a mis fin au règne de Bush I, mais je redoute les réactions d'une équipe qui, pour surmonter ses difficultés, n'hésite pas à les faire porter par les autres.

--------

On a longtemps considéré, plus souvent de ce côté-ci de l'Atlantique qu'ailleurs, que la guerre apportait la prospérité économique. Les gouvernements, disait-on, trouvent en temps de guerre les ressources dont ils prétendent manquer au moment des ciels bleus. Et l'emploi se fait plus abondant quand une partie importante de la main-d'oeuvre est sous les drapeaux. C'est d'ailleurs la guerre qui a valu aux femmes le droit de vote et nombre d'emplois à l'extérieur du foyer. Bien sûr, nous révélons, en raisonnant ainsi, notre myopie et notre nombrilisme : ceux qui ont vécu la mort des proches, le bombardement et l'occupation de leur territoire et la destruction de tous leurs biens ne confondent pas aussi allègrement que nous guerre et prospérité. L'Européen n'évoque jamais la guerre avec notre désinvolture. Il n'en demeure pas moins que, pour l'Amérique, qui, cette fois, signifie plus que les seuls États-Unis, la guerre a souvent entraîné l'activité économique vers les sommets. Aujourd'hui, la guerre ne présente même plus la face plus tolérable de ses énormes retombées. Elle sévit, mais ne répand pas la prospérité.

L'évolution des mentalités et des armements y est pour quelque chose. Les États-Unis n'admettent plus que des soldats de chez eux périssent au combat. Ils ont graduellement réuni les moyens de tuer autrui sans encourir la contrepartie. Ils ont englouti des sommes phénoménales dans la mise au point d'armes capables d'infliger à autrui les pires pertes, mais qui exigent de moins en moins de risques de la part des conquérants. Le spécialiste Martin van Creveld effectue à cet égard des comparaisons révélatrices. Par exemple :

- la plus gigantesque opération militaire de tous les temps, l'invasion de l'URSS par l'Allemagne en 1941, impliqua 144 des 209 divisions de la Wehrmacht. « Inversement, il n'y a probablement pas eu depuis 1945 un seul pays alignant plus de 20 divisions au cours d'une même campagne, et les chiffres continuent à baisser ».

- en 1991, « une coalition comprenant trois des cinq pays membres du Conseil de sécurité mobilisa environ 500 000 hommes contre l'Irak; c'est à peu près le tiers de ce que fit l'Allemagne, en comptant seulement les unités combattantes, pour envahir la France en 1914 ».

- à la fin des années quatre-vingt-dix, les seuls pays qui avaient encore une armée de plus de 1 500 000 hommes étaient l'Inde et la Chine (alors qu'en 1945 l'armée américaine à elle seule comptait 12 millions d'hommes).

- le nombre de porte-avions de la marine américaine - « système d'armes le plus important, autour duquel tout est bâti » - est passé de presque cent en 1945 à seulement douze en 1995.

Tendance lourde, par conséquent, que celle-ci : plus de technologie et moins de soldats. Si la guerre se mène et se gagne dans les laboratoires et les usines plus que sur les champs de bataille, ne lui demandons plus de créer le plein emploi. Verser des dividendes plantureux aux marchands de canons, ce n'est pas nécesairement combattre la pauvreté.

--------

Les budgets militaires américains augmentent toutefois de façon apocalyptique. Au point que les surplus budgétaires promis par Bush pendant sa campagne électorale ont fondu et que des déficits d'une ampleur inédite empêchent l'État américain de songer à autre chose qu'à la technologie et à l'activité guerrières. L'armée, même réduite, coûte plus cher, car les séjours à l'étranger se multiplient et se prolongent. Maintenir plus de 100 000 hommes en Irak, surtout quand ils ne sont pas qualifiés pour faire ce qu'on leur demande maintenant, coûte une fortune et ne rapporte que des ennuis. Mais cela ne suffit pas, me semble-t-il, à expliquer les divers aspects de la stagnation économique américaine. La bourse se traîne, les résultats financiers demeurent déprimés et déprimants, les projets sont mis sur la glace, l'euro affiche fréquemment une avance de plus de vingt cents sur le dollar américain... Tandis que la Federal Reserve abaisse son taux à un pour cent, soit le niveau le plus bas en plus de quarante ans, sans susciter autre chose qu'une moue désabusée, le président Bush se bat avec les législateurs pour réduire et réduire toujours le volume des impôts, sans obtenir lui non plus le moindre signe de réveil de la part de l'économie. Les États-Unis n'ont pourtant jamais cessé de pratiquer toutes les formes possibles de protectionnisme et ils n'ont pas connu l'équivalent de ce que, par exemple, l'Angleterre a souffert pendant l'épidémie de la vache folle ou de ce que la région de Toronto a vécu à cause du SRAS. Puissant et solitaire, l'empire américain ressemble, pour son plus grand inconfort et l'insécurité générale, à un lion mal nourri.

Le problème ne peut pas résider dans le manque de fonds publics, ni dans des cataclysmes destructeurs, ni dans une quelconque austérité décrétée depuis la Maison blanche.

--------

Pourquoi alors cette persistante morosité? Osons l'hypothèse, bête et classique, du manque de confiance de la part des individus et des entreprises. Manque de confiance d'ordre économique et moral. L'équipe Bush, bien loin de rassurer l'électorat, est source d'incertitude pour ceux qui mijoteraient en temps normal des projets à long terme. Qui, en effet, peut dire, à part les initiés, dans quelle partie du monde va se porter demain l'arbitraire belliqueux du président? Qui peut prévoir ce que seront les coûts de l'énergie dans six mois ou dans un an? Chacun attend.

N'oublions pas, d'autre part, que des milliers de petits épargnants ont été littéralement volés de leurs fonds de retraite par la gourmandise et les indélicatesses des conglomérats et de leurs vérificateurs complaisants. Le président Bush a prononcé le sermon requis par les circonstances et promis une sévérité de tous les instants à l'égard des grands menteurs industriels et financiers, mais cela n'a pas renfloué les caisses de retraite. Enron et Andersen ont été identifiés, mais leurs fils spirituels distribuent toujours des rapports trimestriels dont nul n'a besoin et pratiquent la surchauffe des espoirs comme si rien ne s'était produit. Chacun économise et attend.

Ne confondons pas non plus l'approbation offerte au président Bush à propos de ses guerres et l'estime restreinte qu'il mérite au chapitre de l'honnêteté. En partie par la faute des médias, on ne sait à peu près rien des conflits déclenchés par les Américains. À peine 17 pour cent des Américains savent qu'il n'y avait aucun Irakien parmi les kamikazes de septembre 2001. En revanche, une bonne majorité des électeurs estiment, à juste titre d'ailleurs, que George W. Bush est indûment complaisant à l'égard des grands prédateurs. Bien peu d'investisseurs croient que le jeu est mené honnêtement. Chacun observe et attend.

Les Américains, parce qu'ils se croient en guerre, se rangent derrière leur président. Parce qu'ils ne croient pas que leur président soit financièrement crédible, ils ne bougent pas. Si les démocrates daignaient trouver une once de courage et de lucidité, le guerrier perdrait du terrain et la confiance économique reviendrait.

Laurent Laplante

__________

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030630.html

ACCUEIL | ARCHIVES | ABONNEMENT | COURRIER | RECHERCHE

© 1999-2003 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.