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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 3 juillet 2003

L'équivoque pax americana

Pendant que l'on s'habitue à désigner par son nom l'hégémonie américaine, l'administration Bush en précise un peu plus chaque jour les ambitions et les contours. Il y eut l'Afghanistan, il y eut l'Irak, il y a le Proche-Orient, peut-être y aura-t-il l'Iran. Ou la Corée du Nord. Jusqu'à maintenant, le géant a manifesté plus de voracité que de savoir-faire. Avec le résultat que personne ne lui résiste, mais que bien peu lui viennent en aide. Avec aussi le résultat que même les victoires apparemment les plus complètes perdent rapidement de leur lustre. Peut-être le géant prend-il présentement conscience de la complexité des situations, mais il ne l'avouera pas : le mensonge lui est devenu une seconde nature.

Dans à peine plus de deux mois, le président Bush utilisera probablement le deuxième anniversaire des tragédies de septembre 2001 pour lancer officiellement son offensive en vue d'un renouvellement de mandat. La campagne, on le sait, est en marche, mais le rappel du calendrier servira à convaincre l'électorat américain que l'avenir passe par la victoire étasunienne sur le terrorisme et que le président Bush est le seul à garantir cette victoire. Pour peu que ce simplisme apporte aux électeurs américains le réconfort dont ils pensent avoir besoin, le parti démocrate hésitera une fois de plus à se dissocier de la mobilisation nationale contre le terrorisme. On en oubliera la désastreuse situation économique dans laquelle croupissent les États-Unis, à commencer par la « riche » Californie.

Ce simplisme ne rend pourtant pas compte du passé récent. Ben Laden et le mollah Omar n'ont pas été localisés avec assez de certitude pour qu'on puisse parler d'une traque réussie. L'Afghanistan retourne discrètement à son morcellement et à ses affrontements entre clans, alors que Kaboul est la seule zone, et encore, à connaître une paix relative. Les talibans, ici et là, redressent la tête, en se gardant cependant d'attirer la foudre en affichant trop ouvertement leur renaissance. Quant aux sommes promises pour la reconstruction du pays, elles n'ont pas toutes été versées, loin de là. L'excuse est d'ailleurs toute trouvée et tous les généreux donateurs s'en prévalent : en l'absence d'un gouvernement fiable, à l'ordre de qui pourrait-on libeller les chèques? Victoire assez éclatante pour l'évoquer dans tous les discours, victoire trop floue pour qu'on puisse aider le peuple vaincu.

En Irak, le même contraste se reproduit entre le rapide triomphe militaire et la persistante désorganisation du pays. On n'a pas encore retrouvé la trace de Saddam Hussein et ce n'est pas le stupide recours à un jeu de cartes qui peut expliquer à l'opinion comment était cimenté le régime du dictateur. Ce qu'on sait en revanche, et que ressentent durement les familles américaines, c'est que des « libérateurs » sont tués de plus en plus fréquemment par ceux qui devaient, au dire de Bush et Rumsfeld, danser dans les rues à l'arrivée des GI. Bien sûr, la propagande de la Maison blanche insiste pour décrire ces attaques comme l'ultime entêtement des fidèles de Saddam Hussein. Cela, pourtant, ne suffit pas. Déjà, on peut penser que la présence américaine est honnie non seulement par les anciens partisans de Saddam Hussein, mais par le peuple irakien tout entier. Dès lors, la victoire des forces anglo-américaines sera contestée et stérilisée chaque jour davantage. Bizarre pax americana qui croit constituer un vol de colombes et qui est combattue comme une invasion de rapaces.

Étrangement, c'est au Proche-Orient, poudrière sans pareille, que l'intervention américaine est présentement le mieux reçue. Que la population israélienne puisse vaquer à ses activités sans craindre l'explosion d'un kamikaze et que les Palestiniens recommencent à circuler chez eux sans toujours en quêter le droit auprès de l'occupant, voilà qui, d'emblée, étonne et réjouit. Je continue à redouter de nouvelles éruptions de violence, mais chaque instant de paix mérite d'être savouré et impose un devoir de reconnaissance à l'égard de ceux qui le rendent possible. Si la pax americana bloque enfin l'expansion israélienne en territoire palestinien, range les assassinats au musée de la barbarie et réduit les humiliations découlant d'un régime d'occupation, on lui devra beaucoup.

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Le problème, c'est que la pax americana, même quand elle semble engendrer des corollaires heureux, comme c'est aujourd'hui le cas au Proche-Orient, n'inspire pas complètement confiance. Pour deux motifs : le mensonge et l'arbitraire qui la marquent et dont elle tire même fierté. D'une part, il est patent qu'elle n'hésite aucunement à tricher pour justifier ses gestes. D'autre part, ce qui constitue un autre versant de la même amoralité, la pax americana ne se donne même la peine de regrouper ses décisions et ses choix de cibles autour d'une rationalité prévisible. À défaut de transparence et d'équité, les agressions contre l'Afghanistan et l'Irak deviennent des opérations dont les vrais motifs nous échappent et que la Maison blanche jugent selon des critères autres que ceux qu'elle affirme. Et, pour les mêmes raisons, les efficaces pressions exercées sur Israël répondent à des motivations dont on ignore tout et qui peuvent, à n'importe quel moment, faire faux bond. Si, par exemple, la Maison blanche et Ariel Sharon se sont entendus pour calmer le jeu pendant la campagne électorale présidentielle aux États-Unis, le calme précaire dont bénéficie le Proche-Orient ne durera que le temps de cette mise en marché.

Il est odieux de pratiquer ainsi le procès d'intention? Ce le serait si la pax americana n'avait pas déjà à son passif une suite ininterrompue de falsifications et de mensonges. On a bousculé les enquêteurs d'Hans Blix sous prétexte qu'ils étaient lambins; on réclame maintenant de l'opinion publique qu'elle attende patiemment la localisation des armes de destruction massive par des enquêteurs sans crédibilité. On a promis aux pays attaqués qu'ils tireraient de leurs souffrances une autonomie accrue; on les contrôle maintenant aussi totalement qu'on le peut et on leur impose non pas la gouvernance qu'ils souhaitent, mais celle qui favorise les intérêts américains.

L'arbitraire de la pax americana s'ajoute à cette pratique systématique du mensonge. S'en prendre à l'Iran au prétexte que Téhéran ne veut pas se soumettre aux inspections de l'ONU en matière atomique, cela se justifie, à condition toutefois qu'Israël ouvre aussi ses portes aux mêmes inspecteurs. Lorsque la BBC ose rapporter qu'Israël dissimule des armes prohibées, pourquoi laisse-t-on Israël se venger en empêchant les journalistes britanniques de circuler et en accusant la télévision publique anglaise d'antisémitisme? Et lorsqu'un groupe israélien de défense des droits fondamentaux dénonce l'existence d'une prison secrète à l'intérieur même d'Israël, va-t-on, là encore, laisser Ariel Sharon se placer au-dessus des conventions internationales et tirer des avantages particuliers de la pax americana?

La pax americana s'impose aujourd'hui comme le seul gouvernement mondial. Pour parvenir à ce statut, elle n'a pas hésité à écraser toutes et chacune des instances internationales. Ou elle équivaut à une dictature parfois bienveillante et le plus souvent égocentrique, ou elle apprend la transparence et l'équité. À l'heure actuelle, même ses bons coups suscitent le soupçon.

Laurent Laplante
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