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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 17 juillet 2003

Jean Charest a-t-il inventé la roue?

Le premier ministre québécois pavoise. À peine installé aux commandes de l'État québécois, il s'est entendu avec les premiers ministres des autres provinces canadiennes pour créer un secrétariat commun. Personne ne connaît encore les projets précis de cette créature, mais M. Charest considère son apparition comme le gage d'un renouvellement de la fédération canadienne et il en revendique fièrement le crédit au nom du Québec. L'ancien premier ministre québécois, Bernard Landry, au contraire, condamne le nouveau secrétariat comme la preuve inquiétante d'une rupture avec les revendications traditionnelles du Québec. La vérité se situe probablement quelque part entre l'éden constitutionnel et l'apocalypse.

Limitons d'abord la prétention à la nouveauté radicale. Dès la fin du dix-neuvième siècle, le premier ministre québécois Honoré Mercier convoquait une conférence interprovinciale pour discuter avec ses homologues des moyens à prendre pour accroître la part provinciale des revenus gouvernementaux. On était en 1887 : « Le discours du Trône (du 16 mars 1887) annonça une conférence interprovinciale pour régler les relations du fédéral et des provinces dans un sens plus favorable à celles-ci » (Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec, t. V, p. 237). Le ton était donné. Par la suite, même en sautant les décennies et en gagnant à pas pressés l'ère contemporaine, on trouvera en grand nombre aussi bien les rencontres considérées comme prévisibles ou coutumières que les fronts communs suscités par des crises spécifiques. Quand, par exemple, le gouvernement Trudeau se mit dans la tête de rapatrier la constitution canadienne sans l'aval des provinces, au moins une part de la résistance provint du regroupement organisé par une forte majorité des provinces. Il fallut « la nuit des longs couteaux » pour que s'effondre une certaine solidarité interprovinciale et que le Québec, une fois de plus, soit renvoyé à son isolement.

On soulignera cependant, avec quelque justesse, qu'il s'agit ici d'autre chose. Du moins dans une certaine mesure. On semble d'accord sur l'idée d'un mécanisme permanent grâce auquel les provinces pourraient regrouper informations, griefs et exigences et se doter, par exemple, d'un équivalent pancanadien du rapport Séguin sur le déséquilibre fiscal. À y regarder de plus près, on s'apercevra cependant que les provinces n'ont pas attendu M. Charest pour coordonner ou échanger, dans le domaine de l'éducation en particulier, leurs recherches, leurs évaluations et leurs revendications. La création du Conseil canadien des ministres de l'Éducation a permis, entre autres choses, d'assurer le souhaitable dialogue interprovincial et d'empêcher le gouvernement central de s'immiscer une fois de plus dans un domaine réservé aux provinces. En somme, le secrétariat rêvé par M. Charest n'appartient pas d'emblée au XXIème siècle et n'invente pas une roue aux caractéristiques révolutionnaires.

Le secrétariat dont il est question ne différera des formules passées ou existantes que par une plus grande propension à devenir plus ou moins ouvertement un lobby. En se dotant d'instruments de mesures communs, les provinces pourront plus aisément faire valoir leurs vues sur la place publique et, surtout, leur assurer un écho identique à l'échelle canadienne. Les médias régionaux pourront participer aux campagnes communes, au lieu de ne relayer que des chiffres d'intérêt local. Et le gouvernement central ne sera plus le seul à parler de façon disons systémique. Le débat sur les surplus fédéraux et sur les besoins des services de santé et des services sociaux se déroulera autrement et les provinces feront entendre leurs doléances avec un plus fort impact politique. Ainsi, du moins, le veut la théorie.

Déjà, on aura flairé le paradoxe. L'entrée en scène d'un gouvernement québécois purgé au moins temporairement de ses démons sécessionnistes devait pousser les échanges fédéraux-provinciaux dans la voie de la cordialité et de l'harmonie. Mais voilà que c'est d'affrontement qu'il est question! Bien sûr, on ne brandira pas la menace d'une sécession québécoise, mais on s'en prend quand même aux plus usuelles des pratiques constitutionnelles canadiennes. On ne parcourra pas une autre fois le chemin de croix d'un accord Meech, mais on contestera tout autant le pouvoir fédéral de dépenser selon son caprice. À cet égard, le virage ménagé par M. Charest devient, pour le Québec, moins radical qu'on pouvait le redouter.

L'ancien premier ministre et actuel chef du Parti québécois verse-t-il donc dans le mélodrame quand il salue la création d'un lobby interprovincial avec les accents du Canadien errant « banni de ses foyers »? Oui, mais jusqu'à un certain point seulement. M. Charest, c'est patent, n'a jamais démontré ni une perception nette ni un souci tangible de la spécificité québécoise. Qu'il ne sourcille pas à l'idée de faire entrer le Québec dans une structure qui, sans le dire, escamote l'absence d'une signature québécoise dans la nouvelle constitution canadienne, cela était tristement prévisible. Le pire, c'est que M. Charest se montre en cette aventure encore plus masochiste que simpliste. À moins de tout ignorer des mésaventures québécoises, M. Charest devrait savoir, en effet, que tous les « beaux risques » suscités par les fronts communs formés par les provinces ont éloquemment confirmé l'aptitude du gouvernement central à les fissurer et la constante propension des provinces canadiennes-anglaises à négocier discrètement avec Ottawa le contraire de ce qu'affirment les fronts communs. Dès l'instant où une province anglo-canadienne voit avantage à conclure avec le gouvernement central un accord sectoriel, elle oublie - sans qu'on puisse lui en faire reproche - ses autres partenaires. Elles obtiennent ainsi, selon les cas, un pont pour se relier au continent, une aide plus substantielle en cas de sécheresse...

Un exemple sous forme de question. Deux provinces seulement, l'Ontario et le Québec, paient, en plus de leur contribution au financement de la Gendarmerie royale de fédérale allégeance, les frais qu'exige une police provinciale. Dans les autres provinces, la Gendarmerie agit comme police fédérale, comme police provinciale et souvent comme police municipale. Le lobby interprovincial rêvé par M. Charest va-t-il, par compassion pour les deux provinces facturées deux fois, réclamer du gouvernement central la compensation qu'exigeait pendant le régime de Robert Bourassa le ministre québécois de la Justice, M. Jérome Choquette? Qu'il soit permis de ne pas rêver d'un consensus interprovincial sur ce déséquilibre fiscal.

Il n'est même pas certain, en matière de santé, que le lobby de M. Charest résiste longuement à une offre fédérale qui proposerait un meilleur financement en échange d'un contrôle accrû du gouvernement central sur les orientations et les normes du régime. À titre d'ancien ministre fédéral de l'Environnement, tâche et titre dont il partage le souvenir avec M. Lucien Bouchard, M. Charest devrait professer deux certitudes : d'abord, que le gouvernement central ne s'est jamais fait scrupule pour imposer ses vues dans ce domaine; ensuite, que les provinces, à moins d'une nouvelle abdication du Québec, ne formeront jamais un front commun à propos du protocole de Kyoto. M. Charest pense-t-il, pour être plus précis, que l'Alberta pétrolier va accepter une juste répartition des sacrifices nécessaires au rescapage de l'environnement? On ne risque rien à prédire l'émiettement.

On se réjouirait évidemment si un lobby maquillé en secrétariat permanent obtenait la restitution au moins partielle des sommes dues aux provinces en raison du déséquilibre fiscal. Le risque est grand, cependant, que les lézardes apparaissent vite dans les consensus, mais que se paie pendant longtemps l'édulcoration discrète de la position constitutionnelle du Québec.

Laurent Laplante
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