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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 août 2003

Après la foi, la patience?

Dans ses plus récentes homélies, le président américain a modifié la liste des vertus requises du peuple étasunien. La foi, telle que guidée par le leadership politique, faisait déjà partie du bagage moral exigible. Au dire de George Bush, c'est grâce à elle que les États-Unis, confiants dans leur destin, leur invincibilité et leurs valeurs supérieures, combattront sur tous les théâtres sans jamais douter de la victoire finale ni, bien sûr, de leur bon droit. Quiconque commet l'erreur de douter se dissocie de l'effort national et mérite, du coup, d'être rejeté dans le camp des ennemis. Malheureusement pour le président américain, il appert que la foi ne suffit plus. Le bon peuple veut des signes, des confirmations, des preuves. Cela cause évidemment une peine immense au locataire actuel de la Maison blanche : il aurait tant aimé que sa parole suffise. Mais puisque la foi des Américains défaille comme le firent celle des Juifs du désert et celle des marins de Christophe Colomb, la Maison blanche doit trouver ou la manne céleste ou un oeuf éloquent. Comme elle n'a rien de tel à offrir, elle se rabat sur une vertu peu pratiquée par l'administration Bush et bien peu courante dans les moeurs étasuniennes : la patience. Une plus grande lucidité inciterait à faire plutôt appel à la transparence et à l'équité. La compassion, ce serait trop demander.

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Le dogme établi par la Maison blanche et le 10 Downing Street n'a pas fluctué. Il affirme toujours, imperturbable, que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, qu'il avait l'intention d'en user pour le plus grand malheur de la planète et qu'il pouvait en lancer le feu à quarante-cinq minutes d'avis. Qu'on ne parvienne pas à les trouver importe peu; depuis quand des croyants ont-ils besoin de photographies? La foi devait suffire. Or, elle gouverne un pourcentage décroissant des Américains et des Britanniques.

Le problème auquel se heurtent Bush et Blair, c'est celui auquel se sont affrontés tous les guides messianiques : la majorité des humains ne consentent à croire, à vraiment croire, que pendant un temps étroitement limité. Très vite, ils demandent à voir, à toucher, à comprendre. Ils ne remettent pas directement en question les affirmations du prophète, mais ils seraient plus à l'aise si elles étaient étayées par une quelconque multiplication des pains ou les larmes d'une vierge noire. Quand la fin du monde ne se produit pas à l'heure annoncée, les fidèles observent leur oiseau de mauvais augure d'un oeil plus critique. Leur foi résiste mal à l'érosion du temps et à l'absence de preuves. Le Christ lui-même n'aurait sans doute pas obtenu la même adhésion des foules s'il n'avait pas tiré Lazare du tombeau. En ne présentant aucune preuve à l'appui de leurs dires, Bush et Blair tentent vainement de s'élever au-dessus des règles qu'ont respectées les plus illustres réformateurs : ils exigent la foi sans lui fournir de béquilles. Ils oublient que les prophètes les plus longuement efficaces sont ceux qui, au moins de temps à autre, jouent les thaumaturges ou ceux dont les prédictions s'accomplissent.

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Car demander la patience à des croyants qui sont en train de glisser vers la désillusion et le scepticisme, ce ne fut jamais une stratégie efficace. Quand le doute a commencé à troubler les consciences, l'incitation à la patience sonne comme un appel de détresse. Le gourou ne la sollicite qu'au lendemain d'une prédiction crevée. Son voeu ne sera exaucé, et encore, que s'il peut présenter sa propre patience en exemple à imiter. Dans le cas de MM. Bush et Blair, la patience n'est pas une demande légitime. Ils ne satisfont, en effet, à aucun des deux critères. Ils n'offrent ni une explication pour leurs pétards mouillés ni le moindre respect personnel pour la vertu de patience.

Après quelque temps dans la mer des Sargasses, il faut plus que des discours pour empêcher la révolte des marins qui, hier encore, croyaient aux richesses du nouveau monde. Cela, qui s'est vérifié cent fois, est forcément plus prévisible encore lorsqu'il s'agit non pas d'aventuriers qui ont subi d'autres frustrations, mais d'une nation qui aime le succès instantané et qui n'a pas vécu sur son sol et son quotidien les horreurs des bombardements et de l'occupation. Patience américaine? L'expression défie l'imagination. Les Américains dont la foi s'est attiédie et auxquels on conseille la patience réagissent en haussant les épaules. Depuis quand cette vertu fait-elle partie de la panoplie valorisée par leur président? Ils ont même quelques raisons de rigoler devant le réaménagement subit des valeurs américaines, puisque ceux qui demandent aujourd'hui la patience furent il y a bien peu de temps les pires impatients. Hans Blix et ses inspecteurs effectuaient leur travail avec compétence et rigueur, mais ils commettaient le crime par excellence en demandant au tandem Bush-Blair un minimum de patience. La patience, à ce moment, n'avait pas la cote. Pourquoi l'aurait-elle aujourd'hui?

On s'illusionne si l'on croit que la patience rivalisera un jour avec la force dans l'imaginaire américain. Les deux logiques sont d'ailleurs presque incompatibles. Pourquoi celui qui peut bousculer perdrait-il du temps à négocier? Pourquoi celui qui exerce l'hégémonie s'encombrerait-il d'institutions internationales qui ne peuvent que le ralentir? Quand la force est disponible, la patience est symbole de faiblesse. Y faire appel, c'est admettre - sans le dire - que la foi s'effrite.

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En fait, l'administration Bush entre en contradiction avec elle-même quand elle réclame à la fois les avantages de la force et ceux de la patience. Jusqu'à maintenant, en effet, elle a misé exclusivement sur ses muscles pour modifier les situations qui lui déplaisaient. Les talibans l'ont laissée indifférente tant qu'ils se bornaient à imposer à la population afghane une dictature intolérante et simpliste; la Maison blanche ne s'est lancée contre eux qu'au moment où les symboles de la toute-puissance américaine furent directement touchés. Il n'était pas question de patience après les attentats de septembre 2001.

Même scénario en Irak. Même pari sur la force. Même dédain pour la communauté internationale qui misait sur la minutie des inspections et qui considérait la patience comme une forme de savoir-vivre.

On retrouve la même propension à l'ukase dans les attitudes étasuniennes face à la commercialisation des médicaments, face aux subventions à la production agricole, face aux conventions internationales sur l'environnement ou les droits fondamentaux, etc. Dans plusieurs dossiers, les États-Unis sont même les seuls à contredire le reste de l'humanité. Dans chacun des contextes où l'hégémonie américaine peut tabler sur la force, elle le fait. Si elle invoque subitement la patience comme valeur, comprenons que la force ne parvient plus à engendrer la foi.

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Cela me paraît extrêmement important. L'hégémonie américaine, en effet, a eu jusqu'à maintenant ceci de particulier que sa parole bouchait l'horizon. La force n'avait qu'à grommeler pour que s'apaisent les contestations. Selon la puissante affirmation de Tony Judt, la toute-puissance aura réussi le pire si elle provoque chez autrui l'attitude infiniment débilitante qui a nom « inévitabilisme ». C'est chose faite si l'hégémonie intimide les cerveaux avant d'agenouiller les corps et les économies

Une foi faite de peur, d'abdication, d'adhésion involontaire, de résignation au présumé « inévitable » permettait à l'hégémonie d'obtenir gain de cause sans même avoir à frapper. Quand celui qui comptait hier sur cette foi en arrive à faire appel à la patience, on peut penser que sa force demeure intacte, mais que s'érode son aura d'infaillibilité et de supériorité morale. L'inévitable pourrait être évité.

Laurent Laplante
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