Dixit Laurent Laplante, édition du 29 septembre 2003

Réingénierie ou rephilosophie?

C'est toujours sur le ton vertical du souverain mépris que les gens dits pragmatiques prononcent jugement contre les idéologues. Eux, les réalistes toujours à l'écoute des faits, ridiculisent ceux qui se laissent dicter perspectives et décisions par Marx, Proudhon ou quelqu'autre utopiste poussiéreux. A-t-on idée, répètent-ils, d'enfermer la vie dans un cadre défini une fois pour toutes? Comme la pire illusion est de croire qu'on n'en a plus, ces pragmatiques autoproclamés ne s'aperçoivent pas de la dépendance qu'ils entretiennent eux-mêmes avec la propension idéologique. Ne sachant pas qu'ils ne savent pas, ils sont des proies faciles pour une diversité d'idéologies. Y compris l'une des plus trompeuses : la réingénierie.

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À lui seul, le terme constitue déjà l'équivalent d'un canular. Il est même étonnant que les très sérieux ingénieurs ne protestent pas contre une telle méconnaissance de leur contribution technique et sociale. En effet, il n'y a rien de glorieux à ce qu'on réfère à leur travail comme à un mauvais brouillon chaque fois qu'une organisation éprouve le besoin de vérifier ses articulations. On parle de réingénierie comme si l'ingénierie avait été au-dessous de tout lors du premier effort. Jamais on n'évoque aussi allègrement la nécessité d'une réarchitecture ou d'une recomptabilité, d'un renotariat ou d'une repsychologie. Chacun y lirait un reproche ouvertement exprimé. Pourtant, sans se sentir ridicule, la réingénierie propose candidement le retour systématique à la planche à dessin et obtient de la part des organisations les plus sérieuses des mandats singulièrement optimistes.

On peut, toutefois, envisager des hypothèses différentes et peut-être complémentaires. La réingénierie, plutôt qu'une révolution, viserait alors à souligner, humblement et avec réalisme, que rien n'est assuré à jamais et que, toujours, il faut consentir aux ajustements, parfois même aux révisions déchirantes. Cette interprétation, nettement moins tonitruante, ne fait pourtant que déplacer le problème. Si le besoin auquel la réingénierie prétend répondre fait partie des réalités permanentes et quotidiennes, n'en faisons pas tout un plat. Les parents ne prétendent ni inventer la roue ni s'embarquer dans une réingénierie familiale quand ils négocient autrement avec des enfants plus près de la maturité. Le gestionnaire un peu alerte s'adonnera à la réingénierie quotidienne comme monsieur Jourdain vaquait à sa prose sans le savoir. De deux choses l'une, par conséquent : ou la réingénierie est assimilable à une remise en question systématique de l'organisation ou elle s'identifie à ce que l'on attend des gestionnaires en fait de lucidité et de souple adaptation. Dans le premier cas, il y a présomption que l'organisation a besoin d'un coup de barre marquant; dans l'autre, on invente un mot pour enjoliver un besoin constant.

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Bien sûr, les fervents de la réingénierie affirmeront la souplesse de leurs intentions. Non, ils ne présument pas l'urgence d'un virage à 180 degrés. Non, ils ne s'apprêtent pas à substituer un tapis mur à mur à un tapis mur à mur. Ils feront du cas par cas, promettent-ils, et ne retoucheront que ce qui depuis longtemps demande un ajustement. Encore une fois, cela esquive la question. Qu'il s'agisse de la gouverne de l'État ou de la construction d'un édifice, il est lourdement illogique et prétentieux de recourir à l'ingénierie avant d'avoir déterminé l'objectif du projet et son architecture. Il n'incombe pas à l'ingénieur de modifier la vocation d'un CLSC ni même de se substituer à l'architecte qui définit les tracés et les volumes en fonction de la nature du projet. De même, la réingénierie ne peut donner des résultats sains tant que n'ont pas été précisés et circonscrits les buts et les valeurs. Dans l'engouement du nouveau gouvernement québécois pour la réingénierie, il y a donc ou maquillage délibéré des véritables intentions ou plongeon dans l'improvisation.

Un exemple. L'idée de confier à l'entreprise privée l'exploitation et l'entretien d'une autoroute à péage illustre les risques des conclusions hâtives. Que veut-on obtenir en transférant à l'entreprise privée une responsabilité aujourd'hui dévolue aux pouvoirs publics? Selon quels critères jugera-t-on que le virage a été, oui ou non, bénéfique? Ce n'est pas le culte aveugle de la privatisation qui fournira les réponses. Dans tel cas, le péage, imposé sur un parcours parallèle à une voix plus lente mais gratuit, peut se justifier. Dans un autre cas, le péage, s'imposant à propos d'une voie sans équivalent et s'appliquant uniformément à toutes les catégories d'automobilistes, produira les effets d'une taxe régressive et injuste. Le travailleur modeste versera une plus grande part de son revenu que l'individu nanti. Cet élément sera-t-il pris en compte? Les décideurs seront-ils comblés et fiers du virage si l'État paie moins tout en alourdissant le fardeau des plus démunis? Jusqu'à maintenant, strictement rien dans les critères gouvernementaux succinctement évoqués ne révèle de préoccupations sociales ou simplement qualitatives.

On doit se poser des questions analogues à propos de l'eau, des garderies, des hôpitaux. Passer à la réingénierie sans les préalables que devraient fournir une philosophie et une échelle de valeurs, c'est, qu'on l'admette ou pas, ériger la privatisation en idéologie et en faire un véhicule tout terrain..

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Ce qui répugne et inquiète dans le culte rendu par le gouvernement Charest à la privatisation, c'est donc son caractère absolu. Les dépanneurs fonctionnent sans qu'on songe à en confier la gestion à l'État. On ne voit pas davantage la nécessité de convertir en service public la vente des automobiles. La propriété privée n'a rien de satanique. Elle n'offre cependant pas de garanties universelles de plus grande efficacité, de contrôle plus transparent, de meilleure répartition de la richesse ou d'une prise en charge plus compatissante des défavorisés. Prétendre que l'eau privatisée coûtera moins cher et sera de meilleure qualité à cause de la privatisation, c'est transformer une possibilité théorique en certitude religieuse et dogmatique. On nous affirmera évidemment que ce n'est pas vrai; on le croira plus volontiers quand on entendra au moins de temps à autre un éloge du service public et non pas seulement celui de l'entreprise privée.

Qu'on l'entende dans un sens englobant ou qu'on l'apparente à la vigilance attendue de la gestion quotidienne, la réingénierie risque de déboucher sur le gaspillage, le népotisme et l'injustice sociale si elle se met en branle sans que soient définis les objectifs, les critères d'évaluation, les valeurs. La nationalisation de l'amiante ne s'imposait pas et elle continue à coûter cher à la collectivité. Place aux nuances. Les hôpitaux à but lucratif ont longtemps sévi au Québec au détriment de la santé et de la transparence et on ne voit pas pourquoi il faudrait rétablir un régime qui, pour de bonnes raisons, fut rejeté. Place aux nuances. On ne doit pas non plus s'attendre à ce que l'entreprise privée préfère une politique antitabagisme au maintien d'une course automobile. Place à la vigilance d'un État conscient du bien public.

On aurait espéré, au lendemain de la déconfiture d'Enron et de World.com et devant la voracité des PDG qui empochent des rémunérations démentielles, qu'un gouvernement moderne, nuancé et pragmatique affirme aussi volontiers les mérites de l'entreprise privée que la nécessité de l'encadrer. Ce n'est pas encore le cas. Si le gouvernement Charest ne veut pas qu'on l'accuse d'ériger la privatisation en dogme, qu'il définisse ses valeurs.

Avant la réingénierie, la philosophie.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20030929.html

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