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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 2 octobre 2003

Néo-césaro-papisme?

J'en conviens immédiatement : l'expression est horrible. Elle n'est d'ailleurs pas inscrite au dictionnaire et je ne souhaite pas l'y voir. Je crains, cependant, que la chose soit plus laide encore et qu'elle nous expose à de multiples et dangereux malentendus. Le césaro-papisme, c'est la confusion entre le domaine de César et celui du pape, entre le champ dévolu au pouvoir civil et celui sur lequel tente de régner l'autorité religieuse. Dans bon nombre de sociétés, les siècles ont fini par provoquer une séparation, puis une coexistence faite de respect mutuel et de réalisme entre l'État civil et la référence religieuse. Cela n'est peut-être pas acquis à jamais. Si néo-césaro-papisme il y a, je le verrais dans un effort moderne des croyances religieuses pour reconquérir la primauté et infléchir la gouvernance civile. À mes yeux, cet effort, pour dispersé et multiforme qu'il soit, est présentement observable. Et inquiétant.

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Au Canada, le débat au sujet des mariages entre homosexuels a pris en quelques semaines une étonnante ampleur. Certes, la sérénité est rarement au poste quand la discussion aborde des thèmes sur lesquels nul ne peut prétendre à l'objectivité, mais dont chacun prétend traiter avec compétence. Bourdieu obtient ainsi une autre confirmation de sa thèse : c'est en matière morale ou éthique que les sondages révèlent le plus petit pourcentage de NSP (ne sait pas). Cela dit, l'intention gouvernementale d'aligner la définition du mariage sur une charte qui interdit diverses formes de discrimination a provoqué dans plusieurs hiérarchies religieuses une mobilisation qu'on avait rarement observée depuis la déconfessionnalisation des écoles ou des syndicats. On a même eu droit, de la part d'un cardinal québécois, à des évocations apocalyptiques : du mariage entre homosexuels, on risquait de passer à l'approbation de l'inceste... Même s'il est certain qu'en ébranlant la définition traditionnelle du mariage on ne sait pas trop quelle onde de choc on lance dans l'organisation sociale, rien ne justifie pareil abus de langage.

D'excès en excès, on en arrive à exiger des élus rattachés à une foi religieuse qu'ils votent selon les voeux de leur clergé. Comme on en arrive à suggérer que le prochain député soit choisi non pas en fonction de ses convictions globales, mais selon son vote sur le mariage entre homosexuels. Sur cette lancée, on ne rend plus à César ce qui appartient à César.

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On trouverait semblable motif d'inquiétude dans des pays aussi différents qu'Israël et l'Iran. Dans les deux cas, en effet, la démocratie de surface est tenue en laisse par les constantes intrusions de l'exégèse religieuse dans le domaine civil. Les Iraniens élisent des réformistes, mais les décisions des représentants du peuple sont systématiquement remises en question par une véritable cour d'appel religieuse qui use de son emprise sur les consciences pour stériliser la volonté démocratique. En Israël, c'est à la bible que l'on recourt pour juger nulles et non avenues les conventions internationales ou les résolutions de l'ONU. Parce que Jérusalem est mentionnée fréquemment dans la bible et rarement dans le coran, preuve est faite du droit israélien de réduire implacablement les parcelles de territoire palestinien.

On ne ferait qu'éclairer d'autres facettes de la même propension si l'on établissait la liste des pays qui, bon gré mal gré, vivent sous la règle souvent intolérante d'un code de conduite islamique. Dans nombre de cas, c'est un prophète ou un texte présumé infaillible qui dicte sa conduite à l'État. Le plus souvent, c'est à une rédaction anachronique que l'on confie l'arbitrage de litiges terriblement modernes. Il est vrai que plusieurs des sociétés qui soumettent ainsi les humains à des codes inamovibles n'ont jamais abandonné le césaro-papisme et ont toujours identifié pouvoir civil et pouvoir religieux; il n'en demeure pas moins que l'offensive religieuse connaît un regain de combativité en terre islamique et que ce n'est pas César qui y gagne.

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En terre américaine non plus, la propension à placer l'État sous la coupe d'un Dieu patriotard n'est pas récente. George W. Bush brandit plus souvent que d'autres la caution aveugle que le Très-Haut lui accorde, mais il n'est ni le seul ni le premier à le faire. Peut-être cependant est-il, ce qui n'a rien de rassurant, l'un des premiers à se croire sincèrement mandaté par Dieu et l'un des plus ardents à privilégier dans ses décisions politiques celles qui découlent de sa foi. Chose certaine, on songe à certaines figures évangéliques parmi les moins sympathiques quand on entend le président américain et ses proches semoncer la planète : « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes... » Comment, en effet, ne pas évoquer le pharisaïsme et son allergie au miroir honnête quand la Maison-Blanche se place au-dessus des lois internationales, mais entend y soumettre l'Iran ou la Corée du Nord? Peuple élu ou « manifest destiny », y a-t-il différence? Soumission de tous les peuples au dieu que l'on s'est approprié ou liquidation de la démocratie et des valeurs communes à l'humanité, y a-t-il différence?

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Si ce néo-césaro-papisme n'est pas pure création de ma paranoïa, la bataille pour la préservation et l'épanouissement de l'humanisme est mal engagée. D'une part, parce que nous n'avons pas suffisamment pris conscience d'un déplacement du pouvoir politique au profit de credos religieux. D'autre part, parce que le transfert du pouvoir vers des lieux étrangers à la démocratie rend hautement improbable le rétablissement de règles universelles et la coexistence sereine des différences. Le credo religieux est, en effet, souvent imperméable à la négociation, à la souplesse, à l'évolution. On voit mal, en termes concrets, comment la planète pourrait revigorer l'ONU si les absolus religieux de l'islam, du Vatican, d'Israël et des États-Unis importent plus que ce que les peuples ont en commun.

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On déformerait ma pensée si l'on me convertissait en fanatique antireligieux. La foi occupe suffisamment d'espace dans l'histoire humaine et elle a suscité assez de dévouements pour mériter et obtenir le respect. Dans cet esprit, lorsqu'elle tente de se définir comme projet ou comme idée, l'Europe est bien obligée de s'avouer redevable à la foi de plusieurs de ses valeurs essentielles. De ce fait ne découle cependant pas que la foi doive se substituer comme cadre ou référence suprême à la volonté des humains. Le croyant a droit à son espace; il n'a pas le droit de régenter l'espace de tous. Par un étrange paradoxe, notre époque, si souvent qualifiée d'amorale et d'athée, fait présentement la part un peu trop belle à des convictions qui, respectables en elles-mêmes, induisent en erreur et favorisent l'atomisation sociale si elles exigent de César qu'il s'agenouille devant un pape ou un prophète.

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Pouvons-nous terminer sur un sourire? Quand j'ai demandé au théologien Jacques Grandmaison s'il était d'accord avec le mariage des prêtres, il m'a répondu dans un grand éclat de rire : « Oui, je suis d'accord, à condition que ce ne soit pas obligatoire. » Qu'il soit permis de lui rendre la pareille : que les croyants et leurs guides spirituels n'imposent pas leurs convictions à l'ensemble de la société. S'ils le faisaient, oui, il y aurait néo-césaro-papisme et nous avons déjà quelques « néos » de trop.

Laurent Laplante
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