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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 9 octobre 2003

Le blindage est-il l'élément essentiel?

Croyant peut-être effectuer une analyse politiquement utile, l'Alliance canadienne et certains fervents d'études stratégiques soupèsent présentement les mérites des divers types de blindage applicables aux véhicules militaires. Grave prise de conscience. Si, en effet, le Canada envoie des soldats en Afghanistan sans leur fournir des véhicules indestructibles, il faut, bien sûr, limoger le ministre coupable de pingrerie et accroître d'urgence les budgets militaires. Pendant qu'on ergote autour du blindage garantissant l'immunité, on oublie de se demander ce qui est attendu des soldats expédiés en Afghanistan. Tout comme on néglige de mettre à jour le rôle du Canada dans des missions qui n'ont plus rien de pacifique.

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Même si le Canada ne peut s'enorgueillir d'une diplomatie aussi rouée que celle de la France ou de l'Angleterre ou aussi intimidante que celle des États-Unis, son histoire garde pourtant la trace de certains moments glorieux ou au moins significatifs. Au temps de la défunte Société des nations (SDN), Raoul Dandurand réussit à la fois à détacher sensiblement le Canada de la politique impériale de Londres et à hisser le pays au rang d'interlocuteur international identifiable. Lester B. Pearson mérita le prix Nobel de la paix pour son rôle dans le dénouement de la crise de Suez, mais aussi, selon des opinions plus discrètes, pour son soutien à la création de l'État d'Israël en 1948. Pierre Trudeau, fracassant et cultivé, indisposa souvent les États-Unis, mais osa mettre le Canada en contact avec Cuba, la Chine et l'URSS. Brian Mulroney, ainsi qu'en témoigne Jacques Attali, incita fermement Ronald Reagan à ne pas profiter du G-7 pour agresser François Mitterrand. « C'est un ami! » rappelait-il au président américain qui n'avait peut-être pas noté cette évidence sur ses petits aide-mémoire cartonnés.

Cela, c'est le passé. Un bilan modeste, certes, mais pas honteux. Un rôle souvent discret, mais en conformité avec ce qu'on peut attendre d'un pays conscient de ses limites, mais fier de ses valeurs.

Les performances récentes et le présent sont d'un autre ordre. Même les coûteuses et multiples participations du Canada aux missions de paix de l'ONU n'ont pas empêché le Canada de glisser vers l'insignifiance. Le pays est désormais tenu pour acquis aux perspectives américaines. Non pas à toutes les orientations de Washington, mais à la plupart. C'est seulement depuis que le premier ministre Chrétien a été dépouillé du pouvoir par le « coup d'État tranquille » de Paul Martin qu'il a raidi certaines positions canadiennes. Pas toutes d'ailleurs. Si le Canada a refusé de participer ouvertement à l'invasion de l'Irak, il n'a quand même pas eu le courage de blâmer Israël quand Ariel Sharon a mis à prix la tête d'Arafat. Tout comme le Canada avait emprunté la voie d'évitement lors du sommet de Durban sur le racisme. Dans les circonstances que nous vivons aujourd'hui, débattre du blindage des véhicules militaires, c'est discuter du sexe des anges pendant que se perpètre l'inquisition et que se banalise l'invraisemblable théorie de la guerre préventive.

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Une fois de plus, on revient à l'ONU. On y revient pour demander au gouvernement canadien sur quelle chaise il s'asseoit quand le rôle de l'ONU est évalué ou remis en question. Obtiendrait-on à ce sujet les précisions exigibles qu'il faudrait en profiter pour examiner aussi la mission que le Canada assume ou tente d'assumer au sein de l'OTAN. Par la même occasion, une légitime curiosité conduirait à jeter un coup d'oeil sur l'intégration canadienne au groupe de Cairns et sur le sentiment canadien face à la nouvelle Europe. Loin de moi l'intention d'accuser le Canada de n'avoir aucune politique face à ces divers enjeux; tout près de moi, cependant, la tentation de déplorer que la politique internationale du Canada ne soit ni connue du public ni constamment remise à jour par le débat parlementaire.

Car une constante remise à jour s'impose, ne serait-ce qu'à cause du travail de sape que les États-Unis et Israël mènent sans fléchir contre l'ONU et, de façon générale, contre la concertation internationale. Face à deux pays dont les intérêts convergent et qui harmonisent savamment et secrètement leurs stratégies, la dignité d'un pays exige de lui qu'il sache et dise ce qu'il juge essentiel, ce qu'il estime inadmissible, ce qui, à ses yeux, demeure négociable. Si un pays ne définit pas le « noyau dur » de ses convictions, il sera toujours à la remorque de l'actualité et des conditionnements qui s'y rattachent. Il faut s'apercevoir, en effet, que les États-Unis mènent leurs offensives diplomatiques sur plusieurs fronts à la fois et que les contrer sur l'un d'entre eux les pousse simplement à frapper plus fort ailleurs. Les bloquer au Conseil de sécurité, c'est déclencher un effort plus soutenu au sein de l'OTAN, aux sommets sur le racisme ou sur l'environnement, aux négociations de l'OMC. Se soustraire à leurs agressions, c'est tout bonnement canaliser leurs énergies vers des intimidations plus discrètes. Quiconque improvise une réaction sur un front donné et ignore ce qui se concocte ailleurs court à l'inefficacité et au ridicule. Se dissocier de l'invasion de l'Irak et s'abstenir quand Israël menace Arafat, c'est ne pas voir des liens pourtant réels.

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Allons plus loin. La preuve a été offerte, dix fois plutôt qu'une, du mépris dont les États-Unis et Israël abreuvent l'ONU et les conventions internationales. Le fait est si manifeste qu'une question se pose : quand l'ONU est mise à contribution, est-ce parce que l'axe israélo-américain contrôle l'ensemble de l'intervention? Si tel est le cas, la cohérence et la prudence exigeront d'identifier qui se cache sous le masque de l'ONU et de déterminer si le geste maquillé en réaction internationale sert toujours les intérêts de l'humanité.

Le Canada n'est pas le seul à devoir affronter ces questions délicates. L'Europe, dans ses avertissements de plus en plus sévères à l'endroit de l'Iran, a très probablement l'intention de renforcer l'autorité de l'agence internationale chargée de surveiller la prolifération des arsenaux nucléaires. Il n'est pourtant pas dit que le geste soit d'une parfaite cohérence et serve vraiment cette fin. Si, en effet, l'agence dirigée par el Baradei n'est soutenue qu'au moment où elle montre les dents aux pays que les États-Unis et Israël veulent déstabiliser, le risque grandit que cette agence houspille l'Iran ou la Corée du Nord et maintienne son silence étourdissant au sujet des États-Unis, d'Israël, du Pakistan ou de l'Inde. Pourquoi lui faire confiance à propos de l'Iran alors qu'on la ridiculisait à propos de l'Irak? Si personne - ni l'Europe, ni le Canada - ne presse les agences internationales de surveillance de surveiller tout le monde avec une constante rigueur, l'équivoque persiste et s'amplifie : il devient facile pour les États-Unis et Israël de frapper les pays trop peu loquaces en prétendant agir au nom de la communauté planétaire.

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On est loin de l'épaisseur du blindage? En effet. Avant de sortir le ruban à mesurer et d'analyser les alliages à la base des blindages, il faudrait savoir si l'ONU contrôle encore quelque chose en Afghanistan ou si le Canada affecte 1 950 soldats à la défense des entreprises américaines qui dépècent le pays. Il faudrait également savoir si le Canada, qui se gargarise de la défense des droits fondamentaux, est fier de ce que les pays auxquels il s'associe régulièrement mettent à prix la tête d'un chef politique élu et bombardent un territoire étranger. Il serait également temps que ce pays s'interroge publiquement sur une lutte au terrorisme qui avalise les gestes posés par le terrorisme d'État. Parler blindage pendant que le mensonge sert de levier aux invasions, aux spoliations et aux meurtres, c'est aider de puissants voyoux à engranger de plus grands profits. Ne pas vérifier si l'ONU est toujours l'ONU, c'est une coupable myopie. Encourager les agences internationales de surveillance à pratiquer une sévérité sélective, c'est ou une grande naïveté ou une lâcheté ou les deux.

À quand un débat sur les valeurs auxquelles tient ce pays et sur les appartenances dont il tire fierté?

Laurent Laplante
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