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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 20 octobre 2003

Place au doute

Parmi les caractéristiques requises du journaliste, je range depuis longtemps, avant l'écriture, la culture ou le courage, une vertu toujours oubliée : le doute. Sans lui, l'éthique se recroqueville. Le journaliste qui ne doute pas de ce qu'on lui dit ressemble à une courroie de transmission. Celui qui se croit objectif et qui ne doute jamais de ses verdicts spontanés, celui-là risque fort de s'engluer dans ses certitudes et de toujours préférer ses évidences aux faits. Le doute, inconfortable et fécond, rend l'exercice du métier moins glorieux, plus exigeant, moins arrogant, peut-être plus près de ce qu'exige la transmission des faits et de l'analyse. En ce qui me concerne, la semaine qui se termine ne m'a laissé aucun choix : j'ai de quoi douter.

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L'unanimité du Conseil de sécurité autour de la nouvelle résolution américaine me laisse perplexe et bouleverse mes évaluations. Je n'aurais pas pensé que la Syrie, agressée par Israël sous l'oeil complice de Washington, se rallierait à la proposition américaine. Abstention plutôt qu'opposition, j'aurais compris. L'approbation me déconcerte. Le ralliement de la France, de la Russie et de la Chine m'étonne un peu moins, mais à peine. Certes, ces pays refusent d'avance toute contribution en effectifs ou en financement, mais ils transforment, me semble-t-il, une invasion illégale en occupation presque légitime. Ce faisant, ils donnent raison à George W. Bush : une fois les oeufs cassés, ils se résigneront tous à manger l'omelette.

C'est à ce stade que le doute m'assaille. Quand des pays qui ont manifesté récemment du courage politique avalisent une entente en la déclarant orientée dans la bonne direction, dois-je les considérer tous comme des pleutres ou des myopes? Il faudrait de ma part beaucoup de paranoïa et de vanité. Je continue, au nom du doute, à m'interroger sur ce que cache cette unanimité; je consens, au nom du doute, à ne pas prétendre que j'ai raison contre tous. Je ne suis pas certain de percevoir l'intérêt de la planète mieux que quinze pays réunis.

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Je suis tout aussi déconcerté par la quasi unanimité des élus américains au sujet de la Syrie. D'une part, on approuve l'attaque aérienne lancée par Israël contre la Syrie. Perle, parlant à Jérusalem, invite explicitement Israël à multiplier ces frappes. D'autre part, on presse la Maison-Blanche de frapper la Syrie de sanctions économiques en raison de son soutien aux groupes terroristes. Dans ce second cas, l'expression de quasi-unanimité se justifie pleinement : le vote fut de 398 contre 5.

Pourquoi suis-je déconcerté ? Parce que, jusqu'à maintenant, les preuves présentées contre la Syrie proviennent de sources peu fiables et terriblement partisanes. Donald Rumsfeld a si souvent menti qu'on devrait vérifier de plus près l'existence des centaines de terroristes syriens dont il parle. Comme Israël, de son côté, n'en finit plus d'inciter les États-Unis à frapper tous les pays qui lui portent ombrage dans cette région du globe (Iran, Syrie, Égypte, Libye...), rien n'oblige à tenir pour argent comptant les accusations d'Israël contre Damas. C'est pourtant ce qui se passe.

Telle est la source de ma perplexité : les élus américains avalent comme couleuvres délectables des affirmations aussi poreuses que celles qui ont provoqué l'invasion de l'Irak. Parmi ceux qui marchent de nouveau au son du tambour guerrier, on trouve, presque parmi les plus ardents, les aspirants à la candidature démocrate. À qui mieux mieux, ils approuvent un raid israélien qui contrevient à toutes les règles internationales et réclament des sanctions contre un pays dont la culpabilité est fort mal établie. Étrange façon de se dissocier des politiques républicaines. Toute nouvelle agression, en effet, poussera l'électorat vers les républicains.

Mais, au nom du doute, je dois me demander une fois de plus si je suis le seul à ne pas voir la menace syrienne. Suis-je plus compétent que les aspirants démocrates pour orienter leur campagne électorale? 398 contre 5, voilà de quoi susciter le doute, non? Quelque chose m'échappe sûrement.

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Alors que déferle un concert de louanges à propos du long règne de Jean-Paul II, j'éprouve un malaise analogue. Même s'il est prévisible sinon normal que les anniversaires suscitent les éloges plus que les critiques, le bilan que l'on dresse un peu partout du pontificat de Jean-Paul II me paraît étonnamment lénifiant. Encore là, le doute m'oblige à sonder humblement les fondements de mes opinions.

Au crédit de Jean-Paul II, je loge d'emblée son constant et ferme plaidoyer en faveur de la paix. Autant Pie XII s'était montré ambigu et même fuyant pendant que se perpétrait l'holocauste, autant Jean-Paul II a fermement montré son attachement à la paix. Face à ses innombrables voyages, je sombre toutefois, je l'avoue, dans l'ambivalence. Plusieurs d'entre eux furent un véritable réconfort pour les humbles soumis à des régimes despotiques et qui découvraient grâce à Jean-Paul II que la liberté de pensée et d'expression pouvait refleurir. Je manque cependant d'enthousiasme à propos des dépenses que beaucoup de ces voyages imposaient à des communautés déjà dépourvues. Mon évaluation devient plus critique encore quand Jean-Paul II coupe les ailes à la théologie de la libération ou lorsque sa diplomatie se dépense contre les droits des femmes lors des sommets du Caire ou de Beijing. Preuve qu'il n'assouplit aucunement ses positions, son 25e anniversaire verra la béatification de mère Teresa, personnage d'une charité admirable, mais à laquelle l'Inde a reproché de nuire considérablement à la campagne nationale de limitation des naissances. Je vois aussi un paradoxe sinon un profond hiatus entre la lecture que fait Jean-Paul II du passé de l'Église de Rome et celle qu'il impose de son avenir. Autant il eut raison de présenter les excuses du Vatican pour les erreurs commises autrefois et de se distancer ainsi de ses prédécesseurs, autant il inquiète quand il s'efforce de verrouiller l'avenir et de limiter la marge de manoeuvre de ses successeurs. Pourquoi le Dieu qu'il invoque parlerait-il moins clairement aux prochains papes?

Mais, visiblement, d'autres que moi, plus compétents et plus nombreux, pèsent selon une autre balance les mérites de Jean-Paul II. De quoi m'inciter à douter de mes perceptions et à revoir mes critères.

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Douter, ce n'est ni abdiquer ni se convertir à l'autre credo. C'est prendre conscience que l'objectivité n'existe pas et que, par voie de conséquence, il faut en demander toujours davantage à l'honnêteté. Cela place le journalisme dans une situation particulière. C'est, en effet, un métier qui dirige spontanément son regard (et ses tirs) vers autrui, qui dénonce chez les autres les conflits d'intérêts, les erreurs d'aiguillage et les restrictions mentales, mais qui fait rarement son examen de conscience. Même quand un média se dote d'un ombudsman et lui confie l'accueil des plaintes du public et même quand la confrérie journalistique s'enorgueillit de l'existence d'un Conseil de presse, une certaine prudence - que Jean Charest qualifierait de corporative - refait surface en chacun de nous : nous choisissons comme juge de nos comportements quelqu'un qui vit ou a vécu au sein de la confrérie et qui, selon la formule pudique et trompeuse, « est familier avec la pratique » du métier. Autrement dit, nous doutons volontiers des autres, rarement de nous. Heureusement, il y a des semaines où le doute peut compter sur de puissants alliés.

Laurent Laplante
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