Dixit Laurent Laplante, édition du 13 novembre 2003

Réforme nécessaire et périlleuse

Presque depuis sa fondation, l'ONU encaisse remontrances et critiques. Toutes ne blâment pas les mêmes lacunes, toutes ou presque convergent vers un voeu : que soit réformée en profondeur l'organisation héritée de la guerre de 1939-1945. L'actuel secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, est lui-même si convaincu du besoin d'une réforme significative qu'il tente d'en établir le cadre et les axes. C'est aller plus loin encore que le précédent secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali, à qui on doit, à défaut d'une réécriture des textes fondamentaux de l'ONU, de sérieuses retouches dans les interventions policières de l'institution. Le doute persiste toutefois : autant le besoin d'une réforme est admis, autant on doit s'attendre à ce que l'ajustement tarde et peut-être ne se fasse pas.

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Que reproche-t-on à l'ONU? Tout et son contraire. Jamais l'ONU n'a été perçue comme une machine efficace; souvent on l'a accusée de se mêler de trop de dossiers. Même quand elle substitue les plaidoyers au fracas des armes, on lui reproche de laisser pourrir les situations. À maints égards, elle incarne la bureaucratie dans ce qu'elle présente de plus verbeux et de moins pressé. Les palabres les moins productifs s'y multiplient et s'y éternisent sans qu'il paraisse possible de fixer des limites et de déboucher sur des gestes concrets. À défaut d'oser un virage, elle tend ses micros à des aréopages de chefs d'État désireux d'être vus plutôt qu'entendus. Telle est du moins la réputation de l'ONU, celle qu'on lui fait et celle qu'elle s'est acquise.

L'ONU, selon plusieurs, en fait trop et pas assez. Elle semonce les belliqueux, mais ne sanctionne que les plus faibles. Elle expédie des soldats aux quatre coins du monde, mais en les priant de se conduire en soldats différents. Elle interpose ses troupes entre deux pays si et seulement si les deux États s'entendent pour lui ménager un vide. Si, pendant que le sang coule, un pays s'oppose à sa présence, elle se laisse oublier. Quand il devient strictement nécessaire de recourir à la force, l'ONU s'invente des astuces (et des démissions) pour que la mission soit confiée à plus énergique qu'elle. Par contre, l'ONU interprète de façon trop large, au goût de certains, ses mandats culturels ou humanitaires. Les États-Unis, par exemple, n'apprécient pas que l'ONU professe en matière de limitation des naissances une politique jugée trop permissive. Pendant des années, Washington a d'ailleurs pris prétexte de ces « irritants moraux » pour retarder le versement de ses cotisations.

Bilan qui ne rend pas justice à l'ONU, mais qui occupe l'avant-scène et accentue la sévérité de l'opinion publique

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C'est cependant sur le terrain politique que l'ONU suscite le plus d'espoir et provoque les pires grincements de dents. Selon les saisons, l'ONU cautionne servilement à peu près n'importe quelle thèse ou, au contraire, conteste ouvertement les orientations choisies par les grandes puissances. Telle année, tous votent à l'unisson l'immunité pour les soldats mandatés par l'ONU; puis, tout-à-coup, des pays s'abstiennent de ce geste déshonorant et réclament que cesse ce régime d'exception qui contredit la volonté onusienne de constituer des tribunaux internationaux. Pendant un temps foisonnent les vetos de l'URSS ou de la Chine, puis ce sont les États-Unis qui usent de leur veto comme d'un parapluie pour protéger Israël. Pareille instabilité n'est peut-être pas un mal, car elle reflète l'évolution des rapports de force.

Ce qui, par contre, témoigne d'une sclérose plutôt que d'une adaptation à la réalité, c'est l'injuste et persistant anachronisme des droits de veto. Parce qu'ils ont triomphé en 1945, cinq pays sont, depuis plus d'un demi-siècle, plus égaux que les autres. La création d'une ONU à deux étages constituait un arrogant passe-droit; la permanence de cette injustice bafoue aujourd'hui le sens commun en plus de l'équité. Il était exorbitant que la volonté de cent pays puisse être contrée par la mauvaise humeur d'un des privilégiés; il est ridicule sinon honteux que certains d'entre eux fassent toujours partie des privilégiés alors que leur importance n'est plus celle de 1945. Ainsi de la France. Ainsi de l'Angleterre. Ainsi, diront certains, de la Russie. En revanche, au cours du dernier demi-siècle, des pays ont acquis une stature qui ne se traduit pas en présence permanente au Conseil de sécurité. On pensera spontanément à l'Inde, au Japon, à l'Argentine...

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Rajeunir et démocratiser l'ONU, voilà une tâche gigantesque, mais dont la fécondité n'est nullement garantie. Que cela soit souhaitable provoque peu de polémiques, mais il convient de garder ceci en mémoire : les problèmes qu'a récemment vécus l'ONU proviennent du comportement hégémonique des États-Unis autant et plus que des vices structurels de l'organisme international. L'ONU posséderait-elle en plénitude l'efficacité souhaitable et une représentativité exemplaire qu'elle ne parviendrait pas à contrebalancer le poids de l'hégémonie américaine si, par malheur, celle-ci persiste à ne tenir aucun compte de la communauté internationale. L'ONU a eu raison de se montrer réticente dans le dossier irakien, mais l'invasion a tout de même eu lieu. Il est même probable, même si les questions hypothétiques débouchent souvent sur de stériles supputations, qu'aucune ONU n'aurait pu freiner l'administration Bush. En d'autres termes, faut-il blâmer l'ONU d'une inefficacité qui trahit surtout l'unilatéralisme étatsunien? Et faut-il charcuter l'ONU parce que la première puissance mondiale nuit au bon fonctionnement de l'organisme?

Cela dit, les États-Unis ne sont pas responsables de toutes les carences de l'ONU. Le droit de veto est, à lui seul, une négation de la démocratie. On réduirait quelque peu l'injustice si l'on accordait le même privilège à cinq ou dix pays de plus, mais l'ONU demeurerait un système à deux paliers. D'autre part, supprimer tous les droits de veto obligerait à instaurer de nouveaux modes de scrutin au sein de l'organisme. Le vote de la Micronésie aurait-il - comme c'est le cas - le même poids que celui de l'Indonésie ou du Brésil? Ferait-on suffisamment confiance à la conscience démocratique pour pondérer les votes selon la population, au risque (?) que l'opinion exprimée par l'Inde ou la Chine pèse plus lourd que l'addition des volontés européennes et américaines? Autant de questions qui doivent retenir l'attention si l'on s'avise d'ouvrir les entrailles de l'ONU.

Compliquons les choses encore davantage, tout en maintenant une préoccupation démographique. Le vote déposé par un dictateur au nom de « son » État mérite-t-il le respect autant que celui d'un État aux élections fiables? Et que dire de l'opinion exprimée par le chef d'État élu par moins de 30 pour cent des électeurs?

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L'alternative est un peu « défrisante ». Si l'on poursuit la route avec l'ONU telle qu'elle est, le risque est grand que l'armement et les capitaux des puissants continuent à déterminer les orientations de la planète à la place des humains; si on remet en cause les moeurs et les structures de l'ONU, il se peut qu'on cherche interminablement la jouvence démocratique. Avant de tout ébranler, ne faudrait-il pas s'assurer, autant que faire se peut, d'une adhésion aux valeurs démocratiques? Ce préalable, à lui seul, peut occuper les bonnes volontés pendant quelque temps.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031113.html

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