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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 24 novembre 2003

Dure semaine pour les utopistes

Certaines semaines concentrent tant d'événements fracassants et de décisions de mauvais augure qu'on en redoute à la fois la répétition et les retombées. Celle qui vient de se clore fait partie de ces périodes tumultueuses et inquiétantes. Les attentats perpétrés à Istanbul ajoutent un pays à la liste déjà trop longue des cibles du terrorisme. La rencontre entre Bush et Blair a confirmé tristement que l'entêtement peut tenir lieu de politique. Les négociations autour de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) ont marqué le pas pour cause de protectionnisme. Les États-Unis enclenchent la recherche sur de nouvelles armes nucléaires... Bref, la semaine fut dure pour les utopistes, les idéalistes, les colombes. Vivement, autre chose!

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La Turquie, qui redéfinit sans cesse depuis un siècle son statut de charnière entre plusieurs mondes, n'avait surtout pas besoin d'attentats. Le pays porte déjà le stigmate du génocide perpétré contre les Arméniens et ne parvient que lentement à faire oublier les ambiguïtés de ses alliances au cours des deux conflits mondiaux. Grecs et Kurdes lui vouent une méfiance tenace. La Turquie a beaucoup fait pour se rapprocher de l'Europe moderne, mais elle n'est pas au bout de ses peines. Certes, elle a fini par abolir la peine de mort, mais tous ne sont pas prêts à la considérer comme culturellement parente d'une Europe marquée par le christianisme. Que le terrorisme la frappe alors qu'elle cherche un équilibre entre sa relation unique avec Israël et une population qui réagit mal à la présence américaine à ses frontières, voilà qui jette de nouveaux obstacles sur le progrès de ce pays vers la laïcité et le modernisme. Les États-Unis ont d'ailleurs contribué à heurter la fierté nationale en soumettant la Turquie à d'odieux chantages pour obtenir soit la libre disposition de son territoire soit l'entrée en Irak d'un important contingent turc.

Il n'est pas dit, toutefois, que les terroristes aient fait le bon calcul. Certes, ils s'efforcent de démontrer que la mort guette tous ceux qui pactisent avec l'hégémonie israélo-américaine, mais rien ne garantit qu'une opinion déjà tentée par les attraits occidentaux s'en détournera. Pour que la Turquie change de cap et renie ses volontés d'intégration européenne, il faudrait, d'une part, que se multiplient les attentats et, d'autre part, que l'économie turque trouve tout à coup le moyen de se passer des soutiens européen et américain. Il faudrait aussi, s'il faut en croire l'histoire, que le muscle turc se soit subitement affaissé. Ce n'est pas d'aujourd'hui, en effet, que le pays excelle à briser les reins des groupes rebelles.

Ce qu'on peut redouter, en revanche, c'est que s'inverse le jeu de dominos sur lequel comptait l'administration Bush : l'occupation de l'Irak, loin d'enclencher une démocratisation massive des pays de la région, complique l'existence de ceux qui marchaient jusqu'à maintenant en direction du pluralisme et de la tolérance.

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Se situant dans une atmosphère d'extrême nervosité policière, la rencontre entre le président américain et son fidèle allié britannique aura lancé, elle aussi, des messages divers et peut-être opposés. D'une part, les récents affrontements au sein du Conseil de sécurité n'ont rien enseigné au tandem Bush-Blair; d'autre part, les morts infligées au contingent britannique et les attaques contre les intérêts financiers de Londres vaudront peut-être à Tony Blair un meilleur appui de son opinion publique. Encore là, on peut se demander si le calcul terroriste produira les fruits recherchés.

Le duo anglo-américain a tenu à propos de l'Iran des propos qui ressemblent par trop à ceux qui ont conduit à l'invasion de l'Irak. Sans gêne ni justification, on fait de l'Irak une plaque tournante du terrorisme. Sans démontrer de lien entre les attentats de septembre 2001 et Saddam Hussein, sans localiser non plus les armes de destruction massive qu'on jure avoir vues, Bush et Blair ont condamné l'Irak. Pourtant, c'est seulement depuis l'invasion anglo-américaine qu'on voit le terrorisme s'épanouir en Irak. Face aujourd'hui à l'Iran, sans attendre le jugement des experts pilotés par el Baradei, les mêmes leaders blâment les pays européens qui préféraient se fier aux inspecteurs de l'ONU et qui, aujourd'hui encore, valorisent la diplomatie plus que le fracas des armes. Bush et Blair refusent d'admettre qu'ils eurent tort et ils font pression pour répéter contre l'Iran l'abus de force commis contre l'Irak. Colossal entêtement  : on continue à mentir à propos de l'Irak et on manifeste à propos de l'Iran la même propension à l'agression.

Même si les précisions manquent encore, il semble que le Canada entretienne discrètement ses propres sympathies pour la dissimulation. Chose certaine, plus personne n'oserait affirmer que le Canada s'est tenu aussi loin de l'embrigadement irakien que l'affirmait Jean Chrétien. On ne pourra plus nier l'adhésion si un militaire canadien devient tout à l'heure l'un des commandants de la force d'occupation.

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Annoncée au son des trompettes lors de la rencontre de Québec, la ZLÉA tarde à se traduire en termes concrets. Une fois de plus, l'agriculture pose problème. Des pays comme le Brésil se raidissent à l'idée de multiplier les concessions à propos de l'ensemble des biens, produits et services sans jamais obtenir que les États-Unis réduisent ou suppriment les subventions à leur production agricole. Même le jovialiste ministre canadien Pierre Pettigrew commence à dégonfler les attentes et à prévoir l'alanguissement du calendrier. Ce qui est maintenant prévisible, c'est que la ZLÉA ne naîtra ni à l'heure dite ni dans le format annoncé.

Les États-Unis ne seront pas désarçonnés pour si peu. Quand, en effet, les instances multilatérales leur résistent, ils ont les moyens de les contourner par des pressions bilatérales. Si l'assemblée générale se rebiffe, les négociateurs américains s'adressent aux pays un à un et morcèlent la résistance. Quand un certain nombre d'accords bilatéraux sont acquis, il est temps de retourner, avec une autre distribution des cartes, au carrefour multinational. Attendons-nous à ce détour.

La stratégie et les ambitions étatsuniennes sont si manifestes que le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Alan Greenspan, a jugé nécessaire de dénoncer avec mordant l'amplification du protectionnisme américain. (Formulée par lui, l'accusation ne pourra pas être caricaturée en preuve d'antiaméricanisme!) Comme l'avait fait le Fonds monétaire international (FMI), la Fed s'inquiète de ce que les États-Unis recourent au protectionnisme pour endiguer tantôt les importations d'acier nippon tantôt celles des produits textiles chinois. Année d'élection oblige? Sans doute, mais ce n'est certes pas la bonne manière d'inciter les partenaires des États-Unis à investir en dollars ou à partager les coûts de l'occupation irakienne. D'après AFP, citant elle-même le Trésor américain, « les étrangers ont acheté pour 4,2 milliards de dette et de titres boursiers américains en septembre » contre 49,9 milliards en août.

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Pour faire bonne mesure, signalons que l'administration Bush, qui s'adonne décidément plus souvent à la lecture de la bible qu'à celle des traités internationaux, persiste à remettre sur leurs rails les recherches sur de nouvelles armes nucléaires. Une fois encore, on propose un remède alors que la maladie n'est pas démontrée. Pour justifier la recherche et l'éventuelle production de « bombettes » nucléaires, on affirme qu'elles sont indispensables pour détruire les arsenaux enfouis profondément dans le sol. Il ne semble pourtant pas que les bombes américaines aient manqué de puissance face aux taliban et à leurs réseaux souterrains. Il ne semble pas non plus qu'on doive tellement redouter les armes de destruction massive des pays récemment envahis.

Alors? Craignons que l'on soit en train de banaliser l'armement nucléaire comme au temps de la guerre froide. Constatons, d'autre part, que l'arme nucléaire s'incarne selon plusieurs natures : il y a le bon nucléaire et le vilain nucléaire. Le bon nucléaire appartient à l'axe du Bien et il constitue un rempart de la démocratie; le vilain nucléaire, c'est celui des pays qui composent l'axe du Mal. Le bon nucléaire n'est pas soumis aux inspections, car l'axe du Bien, même s'il est le seul à avoir déjà utilisé l'arme nucléaire, est au service des valeurs les plus admirables de la démocratie; le vilain nucléaire, lui, doit être gardé sous haute surveillance.

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Heureusement, les semaines se suivent, mais ne se ressemblent pas toujours.

Laurent Laplante

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