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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 1er décembre 2003

Les dieux de Bush

En l'espace de quelques jours, le président Bush a reçu des renforts qui, imputables au hasard, à la chance ou au calcul, peuvent lui valoir une réélection l'an prochain. Favorables au président étatsunien, les dieux, du moins les siens, ont mis à contribution pour le soutenir l'économie, la préoccupation sociale et les relations publiques. Coups de pouce puissants, du moins à court terme. Soutiens considérables qui devraient inciter le peloton des aspirants démocrates à manifester, à défaut d'une chance toujours aléatoire, un minimum de courage et d'imagination. Ce n'est pas chose faite.

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Reprenons en les résumant plusieurs analyses récentes. Les sondages témoignent depuis quelques mois d'une érosion constante des appuis du président Bush. Les dernières semaines laissaient même entendre qu'une majorité de l'électorat se dissociait de la plupart des orientations républicaines et entrevoyait avec satisfaction une victoire démocrate à la prochaine élection présidentielle. Seule survivait la popularité personnelle de Bush, nettement supérieure à la plupart de ses décisions. Pour ma part, j'avais quand même peine à croire que ces chiffres puissent inciter la Maison-Blanche à gérer autrement la crise irakienne ou à redouter que les démocrates se rassemblent à court terme autour d'un candidat unique et crédible. Si Bush devait changer de cap, ce serait, disais-je, en raison de l'une ou l'autre des menaces suivantes : stagnation de l'économie, mécontentement populaire face à l'aspiration de la richesse vers le haut, multiplication des morts et des blessés en Irak. Or, voilà que l'économie américaine se regaillardit soudain, que le pouvoir législatif octroie à une part de l'électorat un remboursement partiel des médicaments et que l'Action de grâces crée l'euphorie en transportant jusqu'à Bagdad un président Bush plus déterminé que jamais au milieu de GI euphoriques. Rarement aura-t-on vu pareil triplé politique.

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Il est hors de question de nier la portée de ces changements de conjoncture. Le clan démocrate en sait d'ailleurs assez à ce propos pour accuser le coup. Au chapitre du remboursement des médicaments, les législateurs démocrates ont été rapidement débordés par la majorité républicaine, au point qu'ils n'ont réussi ni à retarder l'adoption des mesures promises par le président Bush lors de sa campagne électorale ni à expliquer à l'électorat les insuffisances pourtant manifestes du projet républicain. Rien n'indique d'ailleurs que les démocrates inventeront à temps la pédagogie qui justifierait devant l'électorat leur opposition à un programme d'apparence vertueuse. On peut parier qu'ils ne parviendront même pas à clarifier la différence entre la mesure républicaine et ce qu'ils préconisaient au temps du président Clinton. Ils ont certes raison de dénoncer la lenteur et les hypocrisies d'un régime qui ne soulagera personne d'ici deux ans et qui contraindra les pouvoirs publics à gaver encore davantage les compagnies d'assurances privées, mais ils risquent fort de convaincre peu et d'être surtout perçus comme des mauvais perdants.

En matière économique, l'administration choisit également une voie imprudente, mais momentanément séduisante. Le protectionnisme américain indispose des partenaires commerciaux aussi importants que le Canada, la Chine, le Japon, la Grande-Bretagne et l'Europe entière, mais il assure aux entreprises étatsuniennes des débouchés immédiats. Le maintien du dollar à un niveau artificiellement bas gonfle également les exportations américaines, tandis que les milliards exigés par les chantiers afghans et irakiens n'enrichissent que les entreprises du cru. Calcul cyniquement myope, politique contraire à l'esprit du libéralisme vanté avec son et lumière, mais relance politiquement rentable à court terme.

Quant à l'exploit médiatique d'une visite présidentielle à Bagdad, les unes de centaines de quotidiens sont là pour en établir à satiété l'efficacité. La Maison-Blanche a fait le plein des images qui meubleront la campagne présidentielle et qui démontreront la profonde connivence entre le président et l'avant-garde armée d'une jeunesse américaine éprise de démocratie.

Contre ce triplé, qu'offrent les démocrates? Des débats télévisés où le seul sang qui coule est celui des rivaux démocrates, d'incessants flottements quant à la nécessité absolue de remettre aux Irakiens une réelle emprise sur leurs destinées, un silence tonitruant au sujet des multiples abus commis par l'administration Bush-Ashcroft-Rumsfeld contre les droits fondamentaux et la constitution. Jusqu'à preuve du contraire, les républicains savent plier leurs dieux à leurs désirs, tandis que l'olympe des démocrates est désespérément silencieux.

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Ne laissons quand même pas les dieux de Bush céder à tous ses caprices. S'il est vrai que les chiffres qui encourageaient récemment les démocrates ne leur garantissent pas la victoire à la prochaine élection présidentielle, il est tout aussi certain qu'une semaine jouissive ne règle pas tous les problèmes des républicains. Et que chacun se rappelle ceci : le scrutin n'aura lieu que dans un an, c'est-à-dire, en évaluation politique, dans quelques éternités.

L'hommage public rendu à la dinde traditionnelle n'améliore en rien la situation en Irak. Les images extraites de la visite surprise du président américain à Bagdad occultent momentanément morts et blessés, mais leur effet s'estompera au moins aussi vite que le souvenir du premier mai. Impériales et impressionnantes au lendemain du débarquement de Bush sur un porte-avion, ces images sont même devenues au fil des jours le symbole d'une manipulation éhontée et d'un contentement prématuré. C'était, disait triomphalement le président américain, la fin des opérations militaires majeures. Aujourd'hui, on retient surtout cette date du premier mai comme la ligne de démarcation entre les morts américaines pendant les combats et les morts américaines depuis le début de la guérilla... Or, ces dernières sont désormais les plus nombreuses. Dans quelque temps, peut-être se souviendra-t-on de l'Action de grâces comme du jour où l'occupant censément tout-puissant a dû multiplier les précautions pour atterrir dans un pays qu'il prétend contrôler. Étrange renversement des choses, en effet : quand l'Allemagne gouvernait la France, ce sont les parachutistes alliés qui descendaient de nuit pour rejoindre clandestinement les réseaux de la résistance, pas les officiers nazis de l'armée d'occupation. Dans l'Irak d'aujourd'hui, peut-être est-ce un aveu d'impuissance de la part de l'occupant que de ne pas pouvoir s'amener en plein jour.

Et l'économie? Elle semble revivre, mais grâce à une thérapie dangereuse. Ce qui s'est produit sur le terrain politique survient maintenant en matière économique, avec le risque de voir les mêmes causes déboucher sur les mêmes effets. À propos de l'Irak, les États-Unis ont tant insisté sur leur droit d'agir seuls qu'on les laisse aujourd'hui dans leur guêpier; à propos de l'économie, le protectionnisme américain, dénoncé par Alan Greenspan, provoque la même réaction rancunière chez les différents partenaires. Un pays qui emprunte à peu près deux milliards par jour a-t-il les moyens d'indisposer ceux qui lui fournissent l'oxygène?

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Semaine apparemment faste pour le président Bush. Il n'en méritait peut-être pas autant, mais les candidats démocrates, eux, s'attirent comme à plaisir les difficultés qui leur tombent dessus.

Laurent Laplante

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