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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 4 décembre 2003

Le mieux est l'ennemi du bien

À peine le pacte de Genève au sujet du Proche-Orient a-t-il calmement sollicité l'attention qu'il s'en trouve pour le déclarer stérile, imprudent, contraire aux règles de la négociation, déloyal à l'égard des autorités constituées... À croire que tout allait bien jusque-là. À croire que ce pacte édifié sur la bonne volonté et une lucidité méritoire ne peut qu'étouffer l'espoir et aggraver la violence. Ne serait-il plus simple, plus correct aussi, de donner sa chance à une initiative courageuse et infiniment plus honnête que l'artificielle et mensongère feuille de route incubée par Washington? Et peut-on espérer que la Maison-Blanche reconnaîtra les mérites du pacte de Genève même si elle n'y a guère contribué? Le pacte n'est peut-être pas parfait, mais la seule perfection qu'on ait rencontrée jusqu'à maintenant, c'est celle de l'intransigeance. Pourquoi ne pas commencer par le bien?

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Du seul fait qu'il soit parvenu au stade d'une signature symbolique, le pacte de Genève jette à terre une série de résistances factices. Ariel Sharon ne peut plus dire que les Palestiniens ne lui présentent aucun interlocuteur. Israël et les Palestiniens sont libérés d'un cheminement si complexe que chacun pouvait toujours accuser l'autre de ne pas fournir les indispensables préalables. Ni Sharon ni Arafat ne peuvent se prétendre prisonniers de leur opinion publique, puisque sondages et réactions officieuses perçoivent le pacte comme un progrès. L'ONU, si mal traitée depuis quelque temps, peut sans rougir défendre une position équilibrée. On admettra que c'est déjà beaucoup.

Il y a mieux. Le pacte de Genève, en effet, n'hypothèque pas l'avenir aux fins de maquiller le présent. Aucune des parties signataires ne remet à plus tard les enjeux jugés trop délicats. Personne n'entretient l'illusion que les négociations gagnent à commencer par le plus facile. Au contraire, le pacte de Genève place directement sous les réflecteurs les énormes sacrifices que devront tôt ou tard consentir Israéliens et Palestiniens. À quoi bon, s'est-on dit, se leurrer et leurrer les populations? À l'heure actuelle, Israéliens et Palestiniens ne peuvent croire à la paix ni même s'intéresser aux négociations parce qu'ils savent que l'essentiel n'y est pas même abordé. Cette fois, l'essentiel a été franchement, cruellement discuté et tranché : les Palestiniens renoncent à leur traditionnel droit de retour, Israël se replie sur ses positions d'il y a plusieurs décennies. La même douloureuse franchise conduit au partage de Jérusalem et des lieux vénérés par les deux populations. Du coup, deux États consentent à vivre côte à côte. Ce n'est pas seulement beaucoup, c'est énorme.

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Est-ce trop? Peut-être. Inacceptable, répondent avec plus ou moins de verdeur ceux pour qui l'affrontement est devenu une seconde nature. Ariel Sharon, qui n'a pas su offrir à Israël la sécurité et la prospérité, ne peut considérer comme bon le bon qui se ferait sans lui. Yasser Arafat, qui a toujours approuvé les plans et feuilles de route les plus improbables dès l'instant où il pouvait en prévoir l'avortement, se montre cette fois anormalement tiède. Derrière les deux chefs, sans surprise, se dépensent en dénonciations les intransigeants des deux camps : d'un côté, les extrémistes du Hamas et des groupes cousins; de l'autre, les partis religieux et, bien sûr, une forte proportion des colons. On ne pouvait tout de même pas s'attendre à une quelconque unanimité quand les Palestiniens ont à surmonter les humiliations de plusieurs décennies et quand Sharon, malgré tout, reçoit encore le soutien d'un tiers de la population israélienne.

Une analyse mesurée soulignera toutefois que les concessions exigées des deux camps ne se comparent pas. Ce qu'Israël laisserait tomber ne lui appartient pas, tandis que les Palestiniens sont conviés à l'abandon de ce dont on les a dépouillés. En outre, Israël conserve ses redoutables ressources militaires et pourrait, à tout moment, reprendre ses incursions, ses couvre-feux, son occupation. En toute impunité, évidemment. Pas question, par conséquent, de vanter le pacte de Genève comme la solution parfaite ni même comme un accord parfaitement symétrique.

Reste que l'alternative concrète n'offre pas le choix entre l'éden et l'enfer, mais entre la perpétuation du drame et des concessions douloureuses. Ou chacun renonce à quelque chose de névralgique, ou les intransigeances continuent leurs dévastations. À l'heure actuelle, il semble qu'une fragile majorité dans chaque population penche du côté des concessions. C'est déjà un résultat impressionnant, compte tenu du fait que le pacte de Genève ne fait le bonheur ni d'Arafat ni de Sharon.

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Comme d'habitude, l'oeil n'a pas fini de parcourir le pacte de Genève qu'il doit se porter sur la Maison-Blanche. C'est d'elle, en effet, que dépend, malgré tout, l'avenir du projet. C'est là, d'autre part, que l'espoir hésite le plus à relever la tête. Parce que Washington n'aime pas ce qui se meut hors de son orbite. Parce que la Maison-Blanche hésitera à affronter l'entêtement de Sharon.

Ce qui suscite et entretient l'inquiétude, c'est le comportement étatsunien pendant l'élaboration du pacte de Genève. La diplomatie américaine, n'en doutons pas, a été tôt avertie de ce qui, depuis deux ans, s'élaborait à Genève. Elle n'a pas dénoncé la démarche, mais elle a tenté de la court-circuiter en accélérant la mise au point et la diffusion de sa propre feuille de route. C'est assez dire que le pacte de Genève, avant même son peaufinage, était soumis à la concurrence de la feuille de route spectaculairement mise en branle par le président Bush. Assez dire aussi que la Maison-Blanche n'acceptera pas de gaieté de coeur de céder l'avant-scène à une proposition de paix devenue plus crédible que la sienne. Le plus paradoxal, c'est que le pacte de Genève n'aurait peut-être pas vu le jour si le président Bush avait fermement défendu sa feuille de route au lieu de laisser le premier ministre israélien l'amender à quatorze reprises et la rendre ridicule. Colin Powell comprend si bien la situation qu'il a tenté d'épauler le pacte de Genève avant que se manifeste la frustration américaine.

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Le pacte de Genève tranche sur les propositions précédentes en ceci qu'il contourne les légitimités politiques. Du moins juste assez pour demeurer crédible sans pour autant payer tribut à leurs marottes. Les principaux négociateurs de Genève ont été des rouages intimes des deux gouvernements et on ne peut les écarter comme des fumistes ou des amateurs. En revanche, ils ont assez de recul et d'élévation d'esprit pour rejeter clairement la meurtrière guerre de tranchées dont Arafat et Sharon se sont accommodés. Une inconnue demeure toutefois en suspens, toujours la même : la Maison-Blanche. Comme elle n'a pas affronté Sharon à propos de la feuille de route, où trouvera-t-elle l'équité et la lucidité pour endosser un pacte qui encadrerait le premier ministre israélien plus clairement que le faisait la feuille de route? Washington, qui triturait la feuille de route selon les humeurs d'Ariel Sharon, ne peut montrer la même indifférence face au pacte de Genève. Cela embête la Maison-Blanche et réduit l'espoir.

Les aspirants démocrates à la présidence pourraient trouver là l'occasion d'un propos net, mais eux non plus ne brillent pas présentement par leur courage et leur intuition.

À défaut d'une audace américaine, Israël continuera sa « likoudisation ». Tous y perdent et y perdront, Israéliens comme Palestiniens, Étatsuniens comme islamistes, mais surtout la paix.

Laurent Laplante

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