Dixit Laurent Laplante, édition du 11 décembre 2003

Libérateurs, occupants, geôliers, assassins

Entreprise sous le signe du mensonge, l'invasion de l'Irak aura donné le signal de dérapages dramatiques vers des comportements de plus en plus barbares. De mois en mois, le souvenir s'estompe des affirmations trompeuses au sujet des armes de destruction massive. De semaine en semaine, les soldats américains et britanniques modifient leur rôle, n'osant plus, pour des motifs évidents, se présenter en libérateurs et devenant jusqu'à l'insensibilité une armée d'occupation. Ici et là, des villages entiers sont frappés d'anathèmes et ceinturés de barbelés. D'un côté, des geôliers lourdement armés; de l'autre, des populations irakiennes privées de leur liberté de mouvement et soumises à toutes les tracasseries que peut inventer une bureaucratie militaire improvisée. Comme si cela ne suffisait pas, certains des libérateurs devenus occupants, puis geôliers, se donnent maintenant mandat de jouer les assassins. Chacune des plus indispensables qualités humaines est ainsi dispensée de ses devoirs : la mémoire, la lucidité, l'éthique...

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Le premier devoir à rétablir dans ses exigences civiques, c'est celui de la mémoire. Bien sûr, on peut et on doit blâmer les mercenaires des boîtes de relations publiques qui, selon les besoins, recourent au porte-avions ou à la dinde. Faire profession de tromper et de vider la démocratie de son sens, cela ressemble de trop près au vampirisme pour qu'on perde du temps à chercher entre les deux une inexistante différence. On s'étonne que certaines de ces ignobles techniques de conditionnement s'enseignent la tête haute dans les universités censément respectables où, paraît-il, tous les savoirs se valent. Bien sûr, on peut également perdre tout respect pour les élus qui conduisent des milliers d'humains à l'abattoir au nom d'inavouables appétits. Hisser le drapeau de la démocratie pour occulter le profit pétrolier est un déshonneur devant lequel ne reculent pourtant pas certains éloquents humanistes. De même, on doit faire savoir aux médias qu'ils trahissent quand ils contribuent à l'abrutissement et à l'aveuglement des masses. Tous ces blâmes, légitimes et même nécessaires, ne dispensent pourtant personne du devoir de mémoire. Nous avons oublié tant de certitudes en l'espace de quelques mois qu'il a bien fallu que le mensonge, la distorsion, le maquillage des profiteurs de tout acabit trouvent en nous des connivences ou au moins des paresses complices.

D'où sommes-nous partis? D'accusations tonitruantes contre le régime de Saddam Hussein, d'affirmations solennelles au sujet des risques courus par les pays démocratiques, de méprisantes mises à l'écart de l'ONU et de ses inspecteurs, d'injures à l'endroit d'une Europe vieillie et apeurée. Cela se passait, insistons là-dessus, il y a bien peu de temps, si peu de temps que ces rappels devraient aisément réveiller notre mémoire.

Où en sommes-nous? Dans un monde sans lien avec celui qu'on noircissait sous nos yeux. Le régime de Saddam Hussein s'est effondré sans recourir aux armes dont on le prétendait pourvu. La population irakienne n'a pas encore obtenu la sécurité et la prospérité promises par les « libérateurs ». Les inspecteurs recrutés à coups de millions par les États-Unis n'ont rien trouvé qui puisse contredire les mandataires de l'ONU. Les instances internationales, que les faucons de la Maison-Blanche renvoyaient à leur niche, sont aujourd'hui sollicitées, courtisées, menacées par les mêmes personnages.

Qu'il soit permis de demander à notre mémoire si elle se souvient encore que l'intervention en Irak visait à protéger l'Occident démocratique contre un État-voyou et à faire accéder un peuple à la liberté.

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Demandons aussi à la lucidité si elle perçoit clairement les changements survenus dans les attitudes des armées victorieuses. En peu de semaines, en effet, les repères ont changé. Les libérateurs n'ont pas assumé les corollaires de la libération. Certes, ils avaient longuement disserté sur la durée et la cruauté de la dictature de Saddam Hussein, mais ils n'en ont pas déduit que la chute du régime ferait bouillir les convoitises et entraînerait le chaos. Ils n'ont donc ni assuré la protection des trésors culturels, ni empêché le déferlement du crime de droit commun, ni substitué un ordre nouveau à l'ordre déchu. Quand le crime a cruellement meurtri la population et que les attentats se sont multipliés contre les étrangers, les libérateurs se sont transformés en occupants. Quand le débordement a quand même brisé les digues, les troupes étatsuniennes, passablement déboussolées, ont cherché des précédents et trouvé des stratégies qu'elles espéraient plus adaptées. Comme par hasard, c'est à Israël qu'on a demandé des modèles. Oubliant au passage que la présence israélienne en territoire palestinien n'a jamais prétendu être une libération. Oubliant que les méthodes israéliennes carburent à la terreur et à l'intimidation et qu'elles accordent bien peu d'importance à une éventuelle réconciliation des populations. Par ces emprunts imprudents, les États-Unis se sont laissés entraîner vers une logique de soupçon, de méfiance. Ils sont devenus eux aussi des geôliers et des constructeurs de murs, oubliant que la population irakienne, assiégée depuis peu par l'étranger, ne porte pas en elle la haine que les Palestiniens vouent à ceux qui les humilient depuis des décennies. Les conseils israéliens élargissent le fossé entre la population irakienne et l'occupant américain; un Israël « likoudisé » y trouve son compte, mais pas la paix ni la liberté.

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L'éthique devrait se joindre à la mémoire et à la lucidité pour rappeler que les assassinats sont aujourd'hui aussi répugnants et criminels qu'ils l'étaient voilà deux ans à peine. Qu'on se remémore, en effet, le « trouble » ressenti par le président Bush quand Israël a admis, puis ouvertement proclamé sa politique d'assassinats ciblés. Du « trouble » on est passé à la « compréhension ». Un instant plus tard, la compréhension a décelé une subtile parenté entre les assassinats préventifs et une forme élargie de légitime défense. Bons élèves, les États-Unis ont ensuite confié à un drone le soin d'assassiner au Soudan une demi-douzaine d'indésirables. Par étapes forcées, le « trouble » avait abouti à l'admiration, puis au mimétisme. Irak aidant, les États-Unis complètent aujourd'hui leur marche vers le « progrès » : des tireurs américains se mettent à l'école des justiciers israéliens et le meurtre préventif s'ajoute à l'enfermement des familles soupçonnées de compter des opposants, à la démolition des habitations, à l'enlèvement et à l'emprisonnement de milliers d'Irakiens présumés coupables.

Indépendamment des souffrances ainsi infligées aux populations irakiennes, c'est à la fibre morale de ses jeunes soldats que s'en prend ainsi la stratégie américaine. En triturant leur conscience et lui faisant avaliser des ignominies, l'administration américaine liquide une autre des leçons assenées par la guerre du Viet-Nam. Cette leçon, c'est que le bourreau se détruit en même temps qu'il torture sa victime. Ceux qui ont usé du napalm contre les Vietnamiens sont rentrés aux États-Unis la honte au coeur et le cauchemar coupable au creux de leurs nuits. Ceux auxquels on impose aujourd'hui des rôles inhumains dans la répression de la résistance irakienne ou afghane ne sortiront pas indemnes de l'enfer qu'ils font vivre aux autres.

Obtenir tant de contorsions en deux ans de la part de la mémoire, de la lucidité et de l'éthique, cela en dit long sur la minceur du vernis culturel qui recouvre en nous des instincts dégradants.

Laurent Laplante

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URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20031211.html

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